Nous avons 2209 invités et 43 inscrits en ligne

Déjeuner à la Chartreuse et quelques Magnums

  • jpf
  • Portrait de jpf Auteur du sujet
  • Hors Ligne
  • Utilisateur
  • Enregistré
  • Messages : 18
  • Remerciements reçus 0
Prenez une petite chartreuse pour la lecture... le texte est un peu long... mais devrait vous donner envie !

Le déjeuner des Pères Chartreux
Castel de Très Girard - Morey Saint Denis
Samedi 4 décembre 2010

Hommage à l’élixir de vie.

En l’an 1605, un mystérieux manuscrit est secrètement déposé à un moine Chartreux de Vauvert, à Paris, par un officier du roi, François Annibal d’Estrées, frère de Gabrielle qui fut la grâce d’Henri IV. Nul ne connait l’origine de ce grimoire et de la recette de cet élixir de vie, qui a pu circuler lors des Croisades et avoir été conservé par quelques alchimistes. Il est l’un des fruits mystiques de la connaissance des mondes, des recherches ancestrales sur les plantes, dont Constantinople, à la croisée des peuples, était devenue la capitale. Fait d’histoire : François Annibal d’Estrées devint maréchal de France et vécu jusqu’à… 97 ans, ce qui peut être qualifier de miracle au XVIIème siècle.

Témoin sans doute d’une fraternité entre les hommes dépassant toutes les croyances et les religions, cette transmission symbolique à l’ordre des Chartreux, fondé en 1084 par Bruno et 6 compagnons, est faite sans doute en raison de leur savoir et savoir faire sur les recherches médicinales, la distillation, et aussi leur vœu de silence absolu.

Le déchiffrage est complexe. Les essais ne prendront forme et n’aboutiront que 150 ans plus tard, dans le Dauphiné à la maison mère de la Grande Chartreuse, où la recette est décryptée, testée, retravaillée autant de fois que nécessaire par frère Jean Maubec. Le frère s’éteint mais arrive à transmettre ses dernières conclusions et, en 1762, renait enfin l’élixir de longue vie. Il y est toujours fabriqué et est encore vendu aujourd’hui chez tous les apothicaires modernes : « élixir des Pères Chartreux, 69°, Alcool, Plantes dont graines de sésame », pour s’adapter aux vertueux règlements européens. En 1764, la « Liqueur de santé », d’une belle couleur verte et plus sucrée, titrée à 55°, débutait l’office des préparations sur la base de ce philtre séculaire qui nous ouvrent aujourd’hui les portes célestes de la dégustation avec quelques unes des plus belles bouteilles du monde.

L’idée de confectionner un menu comportant des plats à base de Chartreuse, en découvrant quelques uns de ces divins flacons, est née au cours de quelques discussions arrosées d’où ont poussé des plantes d’audace et des fleurs de douce folie : 9 préparations spécialement confectionnées, 5 Chartreuses à déguster au cours du repas, et 12 Magnums pour ne manquer de rien.

18 cénobites motivés ont répondu présent pour partager ce moment promis à une belle communion. Une fois n’est pas coutume, parmi nous 3 belles moniales de Côte d’or et non des moindres partagent les agapes, qui sont accueillies dans la prière œcuménique de frère Martial, car il reste toujours poli, lui.

Après un Champagne Ruinart Brut R - présenté donc comme tous les autres vins qui suivront en magnum, toujours de bonne humeur et égal à lui-même avec une belle présence du chardonnay, nous débutons à table avec ce que nous baptisons l’Elixir Nicolas II, cocktail concocté pour l’occasion avec les conseils de mon ami Jérôme, barman du Régina Hotel : chartreuse verte et Champagne Bessarat de Bellefond, Cuvée des moines, avec une légère dose de sucre de canne pour envelopper l’amertume de la liqueur curieusement renforcée avec les bulles du vin, les tests du matin nous ayant permis avec le maitre de céans Didier de supporter le stress de la préparation et de trouver dans la joie le bon équilibre.

Le Marsannay, Le clos, B. Bouvier, 2008 commence véritablement l’office, avec une minéralité séduisante et précise qui attisent nos papilles avec la Chair de gros tourteau, granité de tomate et cube de chartreuse, qui nous amuse la bouche de belle façon. Nous avons une pensée pour frère Bernard, exilé durement en Chine pour exporter ses magnifiques flacons. Le Saint Aubin, derrière chez Edouard, 1er cru, H. Lamy, 2006, passe effectivement un peu en arrière, mais Stéphanie, ma voisine, qui retrouve très vite sa légendaire et ravissante forme gustative, sans doute réveillée par son vin précédent et les souvenirs de son Marco Paulo Bernardo, insiste justement sur sa finesse.

Le Carpaccio de langoustine aux pommes et courgettes parfumé à la Chartreuse verte, sorbet yaourt, est un très grand plat, digne des meilleurs restaurants étoilés. On remarque avec mon ami Didier un premier silence, lorsque, après le premier coup de fourchette, les saveurs originales de cette création viennent se fondre délicatement sur le palais en forçant naturellement le respect. Le Puligny Montrachet 1er cru les folatières, H. Boillot, 2002, s’affirme avec puissance, gras, intensité ; il est atypique pour l’appellation mais l’effet est toujours recherché et réussi par le vigneron. Je comprends avec Stéphanie que la finesse de la structure et des arômes d’un vin blanc est tout autant difficile à faire et nécessite sans doute un peu d’initiation pour être appréciés à leur juste valeur. Il y aurait pu avoir meilleur accord. Je remercie vivement les apporteurs de ce flacon, comme tous les autres, sachant que l’association idéale dans nos agapes fraternelles n’est pas recherchée aujourd’hui car les apports sont généreux, et pas toujours facile à séquencer au plus juste avec le thème.

Le Foie gras de canard mulard à la Chartreuse jaune, chutney de poire et toast de pain de campagne, permet de faire la première association originale avec la Chartreuse MOF qui est choisie pour l’occasion. Liqueur confectionnée avec les Meilleurs Ouvriers de France en Sommellerie avec les 2 pères chartreux qui seuls connaissent la recette, ses reflets sont à la fois jaune or et légèrement vert, ses arômes sont complexes et bousculent agréablement le nez. J’y distingue en premier du tilleul, de la verveine, de la badiane puis du poivre, de la menthe, du miel… chaque coup de nez recoit mille et une fragrances. Plus proche de la Chartreuse jaune, donc plus sucrée et moins alcoolisée que la verte, l’attaque est chaleureuse et en même temps fraiche en fin de bouche, grâce à l’anis finement présent; le tout est d’une exceptionnelle longueur. Un verre vide oublié me fera sentir quelques heures plus tard du curry et du clou de girofle. On entre dans la magie de l’élixir aux 130 plantes, macérées, distillées, puis assemblées et élevées avec l’amour de Dieu.
Le Riesling Van Volxem, Scharzhofberger, 2008, de notre ami Nicolas, qui amène toujours d’excellents vins surtout quand ce ne sont pas les siens diront quelques espiègles frères, est un summum de l’appellation ; il nous indique qu’il est voisin d’Egon Müller, l’un des plus réputés du monde. On dirait sentir un petit bonbon de fleurs légèrement sucré. Sa bouche est très différente, avec aussi une très belle finesse et une minéralité parfaitement maitrisée. Il finit admirablement bien le plat.

Le filet de cabillaud breton rôti, pickles de pleurotes à la Chartreuse, purée de carotte et crème fraiche acidulée, est servi avec le Corton Charlemagne Tollot –Beaut et fils, 1998, et un Château Léoville Poyferré, Saint Julien, 2003. La transition est forcément (d)étonnante, d’autant que le blanc est très fermé, et le rouge particulièrement marqué par le bois, malgré l’ouverture que j’avais engagée dès son arrivée. La cuisson du poisson est parfaite, les pleurotes, servies froides, tranchent avec un délicat retour de Chartreuse. Le Corton ne souhaite pas s’exprimer, c’est son droit de noblesse et il ne donne pas de raison : année, bouteille, voyage, stockage ? Mystère des Cortons ; je ne suis pas à ma première interrogation. Le Saint Julien s’ouvre dans le verre, qu’il est préférable de tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, vers l’extérieur et non vers soi nous apprendra sœur Cécile, il s’arrondi, s’affirme comme un très grand cru de l’appellation et de cette année si particulière où les vendanges étaient finies fin aout.

Nicolas peut enfin présenter avec l’énergie et l’enthousiasme contagieux qui le caractérisent son Pommard Jarolières, 1er cru, N. Rossignol 1999, qui se révèle un des fleurons de la côte et pas seulement de Beaune – c’est moi qui l’écrit, pour adoucir des langues chambertines qui auront expliqué plus tard avec une flèche d’ironie amicale qu’il pourra être comparé avec… des petites années de la côte de nuits. Ce terroir jouxte à quelques centimètres un clos de Volnay mais l’opposition basique avec son cousin n’est effectivement pas de mise, et Nicolas nous fait comprendre ce qu’est un terroir. On voit et on ressent en le goûtant ce que peut en faire un grand vigneron, avec humilité : simplement le respecter, l’exhaler, pour lui permettre de s’exprimer, et être… « Unique». Je comprends les yeux amoureux de sa belle et tendre Anne lorsqu’elle le regarde (le vigneron ! pas le vin… ).

C’est aussi la force du pinot noir et des climats de bourgogne, le même frère taquin expliquant avec cette fois une malicieuse complicité que la notion de terroir ne peut exister en terre bordelaise. C’est pas faux dirait l’une de mes filles, les cépages étant, sauf à de rares exceptions, « mélangés », avec des raisins plantés dans des zones géographiques certes délimitées mais pouvant être très différentes.

Le Suprême de pigeon rôti et flambé, purée de châtaignes et choux de Bruxelles, sauce chocolat-chartreuse, vient s’envoler avec le Charmes Chambertin, P. Charlopin 1998. Un autre silence passe. La sauce chocolat chartreuse est une merveille d’exécution, accompagnant une chair sublimement rosée, et les quelques choux émincés et croquants, seule référence gastronomique de ce jour à la région alsacienne d’origine du chef. Le vin est sans doute à son apogée. L’année indiquée difficile par son faiseur n’enlève rien à la complexité de ses arômes, à sa longueur en bouche. Je me plonge plusieurs fois dans le verre. A chaque fois pour y découvrir de nouvelles fragrances. Fruits rouges, noirs, poussière, craie, arômes précis et voluptueux... Magie des côtes de nuits et de ses alchimistes.

Le Cornas P. Jaboulet 1996 que j’avais apporté confirme ma déception à l’ouverture, il est uniforme et sans expression, malgré la bonne année. « Il n’est pas mauvais, mais il n’est pas bon non plus ! », qu’on dit avec le Kopin. Dommage. Tout comme le Pernand Vergelesses 1er cru que j’avais trouvé au tout premier nez pourtant prometteur mais qui se révéla légèrement dévié et bouchonné. Les bouteilles en magnum sont dans de meilleures conditions de vieillissement et peuvent aussi pour un même vin être très différents dans leur évolution. C’est le plus souvent d’intéressantes découvertes, mais lorsqu’on est déçu, on l’est deux fois plus…

Nous poursuivons avec des liqueurs ayant subies des vieillissements exceptionnellement prolongés (V.E.P.), une dizaine d’années dans des foudres dans le secret et le silence absolus des caves monacales. Ce long élevage avant mise en bouteille concentre et développe les arômes, arrondit les alcoolats vers plus de subtilité et d’intensité. La Chartreuse verte V.E.P., sans doute la plus soutenue et la plus complexe, véritable symphonie de plantes comme peut l’attester notre frère Thierry émérite trompettiste mais pas encore érémitiste, est servie avec une Tartine d’Epoisses des Pères Chartreux, affiné par le chef avec ce nectar éponyme. Les gourmands se sont régalés et réclamaient à la cantine un petit supplément de fromage servi alors dans sa boite spéciale d’affinage qui ne fera que quelques minutes sur table. Les frères sont quelquefois corbeaux, ici avec de suaves ramages et de sublimes plumages, mais ils ne lâchent pas le morceau. Le rusé Mazis Chambertin, Hospices de beaune, 1999 montre une patte classique et il se marie bien avec ce gouteux fromage, tout comme l’imprévu Savigny les Poreaux, 1er cru, Seguin, 2003, plus simple mais concentré.

Une Chartreuse jaune V.E.P. est ensuite servie avec une Nage de fruits frais : clémentine, mangue, passion et grenade, sorbet chartreuse. Elle a un coté plus doucereux, presque moelleux, avec des touches de safran et de caramel, de vanille, d’encens,… Sa couleur est d’une rare et divine intensité.

Passe un second dessert, un Croustillant praliné, framboises fraîches parfumée à la truffe blanche et Margarita Chartreuse, qui ravi tous les convives exaltés par cet accord totalement inédit et superbe.

C’est l’heure des vêpres, et un autre cadeau du ciel nous est apporté. Non programmé au menu de base, un Chapelle Chambertin, C. Tremblay 2005, carafé par Cécile elle-même, nous montre à quel point la beauté existe sur terre. Même le frère taquin ne dit plus rien, comme subjugué par tant de grâce, comme le bon roi Henri. Truffe, framboise,…y’en a, mais y pas que ca ! Délectons nous et on flinguera plus tard les non terroiristes, me suggère-je. Place à la méditation et à la prière.

Malgré cette quasi orgie de saveurs et d’odeurs, chacun se trouve encore en bonne forme à ce stade du repas. Les plats étaient proportionnés avec justesse, les mets parfaitement exécutés, très digestes, le vin et les chartreuses servis à discrétion par une équipe attentive.

On peut aller un peu plus loin dans l’expérience spirituelle gustative: une Tarragone.

Par l’éclaircie de sa présence frémissent d’immémoriales clartés, nous transformant en rêveurs éveillés.

La Chartreuse Tarragone verte, que j’estime plutôt des années 1960 après examen attentif de la bouteille au joli cul intérieur bombé, nous amènent vers les 7 étoiles représentées sur les flacons en hommage aux sept astres et aux sept fondateurs, communiant la première fois sur la montagne, il y a presque 1000 ans. La fabrication en Espagne, lancée en 1903 à la suite d’une nouvelle fuite des Pères pour se protéger, durera jusqu’en 1989. Ces bouteilles sont un mythe pour les collectionneurs d’aujourd’hui, et de plus en plus rares, atteignant des prix stratosphériques. Elles nous montrent à quel point le temps est un ingrédient à part entière de leur fabrication. Le sucre présent dans les liqueurs va en effet se transformer progressivement, les arômes évoluer vers encore plus de complexité, de finesse, et le nectar devient caresse. Cette Tarragone, qui a sans doute aussi évolué plus vite en raison des conditions initiales de vieillissement sous la chaleur de Catalogne, est un concentré de félicité. Comment quelques centilitres peuvent nous transporter aussi loin dans ce qu’on peut ressentir et rêver ? On remarque un très léger gout de liège à l’ouverture (l’opercule du fond dans le bouchon à vis ?) mais je trouve qu’il s’estompe.

Les arômes sont fabuleux et s’expriment comme une poudre céleste : notes florales et mentholées, soupçon de camphre, zeste de fenouil,… : chacun peut s’y évader et flâner sur ses odeurs d’enfance. La caudalie est infinie, comme le temps qui nous sépare de la création de cet élixir de vie.

Nous ne sommes que des maillons d’une chaine dont le temps et l’espace se condensent dans ce trésor des hommes.

Les cigares sont sortis de leur étui de cuir, précieusement gardé près du cœur. La fumée enrobe nos rires et embrasse avec chaleur notre douce amitié. Les Congolais et Truffes à la Chartreuse nous rappellent que Noël peut venir avec douceur.

Merci à tous ces amoureux de la vie et au talentueux chef, Franck Schmitt, de nous avoir permis de partager ces instants de bonheur.

Jean-Pierre

l'adresse de mon ami :
www.castel-tres-gira...

"on n'est pas riche des bouteilles qui sont dans la cave, mais de celles qu'on a bues"... et partagées.
09 Déc 2010 22:18 #1

Connexion ou Créer un compte pour participer à la conversation.

Modérateurs: GildasPBAESMartinezCédric42120Vougeotjean-luc javauxstarbuck