----Bordeaux Business : Voyage dans le secret des prix des grands crus
Pour l'année de ses 85 ans, le propriétaire du Château Chasse-Spleen s'est offert le luxe de partir en éclaireur dans la campagne des bordeaux primeurs 1995. Il joue gros, car la rumeur, qui donne ce millésime comme le meilleur depuis cinq ans, a enfin ressuscité l'intérêt des acheteurs américains et asiatiques. Le 18 mars, un lundi, la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre à travers le vignoble : « Chasse-Spleen est sorti à 8 heures ce matin à + 11 %. » Entendez : avec un prix en hausse de 11 % par rapport à l'année dernière. En mettant sa récolte en vente le premier, Jacques Merlaut a pris le risque d'être soit trop cher, et que « l'affaire se fasse mal », soit pas assez, et de passer à côté d'un juteux bénéfice. Mais ce Bordelais sorti d'HEC en 1931 avoue « s'être rarement autant amusé ». Il n'a jamais cessé de s'occuper de ses propriétés, confiées à sa petite-fille 29 ans et un diplôme de physique depuis la mort de sa fille et de son gendre dans un accident de montagne. On vient consulter comme un oracle le vieux sage, aveugle derrière ses lunettes aux verres fumés. « A mon avis, le millésime 95 justifie des augmentations importantes dans un petit nombre de châteaux seulement. Or les premiers crus classés, Margaux, Mouton-Rothschild, Latour, Haut-Brion et Lafite-Rothschild, s'apprêtent à mettre la barre très haut, et les autres propriétaires seront tentés de suivre. Le jeu est dangereux. L'histoire des trente dernières années montre qu'à Bordeaux chaque poussée de fièvre a été suivie d'une crise. »
Mais qui pourrait raisonner ce vignoble décidé à noyer dans l'oubli une succession de quatre millésimes décevants ? Il considère avoir suffisamment payé pour ses excès de la décennie précédente, quand les prix étaient montés au ciel sous l'effet de récoltes meilleures les unes que les autres. Le scénario du millésime 1995 semble reproduire celui de la surenchère de 1989, comme si le Bordelais n'avait pas tiré les leçons de sa traversée du tunnel. Un soleil radieux pendant l'été, des vendanges précoces, et la rumeur était partie. 1995 serait « la » grande année que tout le monde attendait. Dès l'automne, les négociants et les châteaux reçoivent régulièrement appels et fax d'acheteurs étrangers qui avaient déserté la place de Bordeaux. Le tam-tam résonne, et les propriétaires ont la tête qui tourne. Les médias américains colportent la nouvelle que les cinq premiers crus vont sortir en primeur à 250 francs la bouteille (prix de vente au négoce, hors courtage et taxes), soit une hausse qui frôlerait les 40 %. Oublié, le 1992 bradé à 130 francs !
La météo a fait monter la température et la mécanique inflationniste des primeurs s'est enclenchée sur la vitesse supérieure. Rien à voir avec celle du beaujolais nouveau. Ici, le vin n'est pas bu en primeur, mais seulement vendu. Autrement dit, l'argent rentre chez les propriétaires avant que la marchandise n'en sorte. Les bouteilles sont livrées deux ans plus tard, après que le vin a mûri dans des barriques en bois. Ce système, réservé à une quarantaine de crus parmi les plus réputés, est solidement verrouillé par les intermédiaires de la place de Bordeaux. Ainsi, le château est tenu de payer les services d'un courtier local et de vendre son vin à un négociant, local lui aussi, qui le cédera ensuite à un homologue, souvent étranger, et ainsi de suite jusqu'au consommateur. Quand la caisse est finalement livrée dans la cave du riche homme d'affaires de Hongkong qui va la boire, elle a été vendue au minimum quatre fois.
Les règles de ce système anachronique, qui est un véritable défi aux lois de l'économie de marché, ne sont pas écrites. Pourtant, tout le monde, ou presque, les respecte. « C'est archaïque, anarchique, et pourtant ça marche », ironise Jacques Merlaut. Car les propriétaires comme les négociants locaux continuent à y trouver leur compte. Jusqu'au jour où le consommateur jugera qu'ils ont trop tiré sur la ficelle. En effet, les crus classés bordelais figurent au final parmi les plus chers du monde. Le nouveau millésime saura tenir ses promesses de ce point de vue.
En mars, l'excitation est à son comble. Les professionnels déferlent sur la Gironde pour déguster des échantillons du jeune vin. Le critique américain Robert Parker hume, goûte, crache, mais ne dit mot. L'homme qui fait la pluie et le beau temps à Bordeaux depuis 1982, celui qui le premier a imaginé de noter sur 100 les vins du monde entier, réserve son verdict pour sa publication, The Wine Advocate. Pendant ce temps, les négociants, eux, multiplient les délits d'initié. En deux semaines, pas plus, les réputations seront faites ou défaites. Celles des châteaux célèbres, mais aussi celles des plus modestes.
Le cinquième cru classé Pontet-Canet est un pauillac qui monte. Ce mercredi-là, dans le dégustoir carrelé de blanc comme un laboratoire, les frères Alfred et Michel Tesseron ont rempli les verres pour Alain Mosès et sa collaboratrice, de la société de négoce Twins. Les deux visiteurs échangent un regard en silence. Recrachent dans la vasque, chacun la sienne. Actionnent la fontaine. Le négociant bordelais lève le pouce : « On est ébahis, Alfred ! Ça va marcher du tonnerre de Dieu, si vous faites un prix qui reste dans le marché. » Alfred à son frère : « Et voilà, il essaie déjà de nous faire pleurer sur son sort... »
Après les dégustations en chaîne, la sentence. 1995 se révèle comme prévu un millésime de très bon niveau, mais hétérogène. « Il y a de très grands vins, mais aussi des choses un peu moyennes qui ne méritent pas le terme d'exception », résume un professionnel. L'euphorie retombe. L'heure est venue pour les propriétaires de « faire son prix », comme on fait son vin. Tout un art ! Chacun se targue d'avoir sa propre analyse du marché tout en observant les faits et gestes du voisin. C'est particulièrement vrai dans le club très sélect des premiers crus classés. Chaque printemps, depuis les années 80, les cinq châteaux sortent leurs bouteilles exactement au même tarif, exceptionnellement avec une différence de plus ou moins 10 francs. Et ne suggérez surtout pas aux propriétaires qu'ils s'entendent ! Ils protestent aussitôt : « Nous nous parlons ». Ou plutôt : « Nos directeurs se parlent ». Nuance. La bande a ses meneurs, actuellement Margaux et Mouton-Rothschild, incarnés respectivement par Corinne Mentzelopoulos et par Philippine de Rothschild, deux femmes de tête qui ont repris ces châteaux à la mort de leurs pères. Latour, racheté par l'homme d'affaires François Pinault en juin 1993, a aujourd'hui tous les atouts pour leur disputer la vedette, à la fois la qualité du vin et l'ambition. Lafite-Rothschild, qui appartient aux branches bancaires françaises des Rothschild, est plus en retrait. Tout comme Haut-Brion, propriété d'une famille américaine, les Dillon.
Les autres châteaux, sur le qui-vive, épient les intentions des premiers crus. Avec d'autant plus de fébrilité que la spéculation fait rage sur ce millésime. Il ne s'agirait pas de déchoir en appliquant des hausses plus faibles qu'eux. Smith Haut Lafitte, par exemple, joue son image sur ce simple chiffre. Ce cru classé n'avait plus la cote quand Daniel Cathiard l'a racheté en 1991. Natif de Grenoble, l'ex-propriétaire du groupe Genty-Cathiard (enseigne Go Sport, entre autres) a fait toute sa carrière dans la grande distribution, sa femme Florence dans la communication. Ignares des choses de la vigne. « La première année, on a gelé. La récolte était inférieure au quart de la normale. Nous ne connaissions personne. Nous avons ramé. » Lui s'est chargé de l'exploitation et de la vinification, elle, aussi exubérante qu'il est réservé, du commercial et des relations publiques. Les Cathiard ont baissé les rendements pour gagner en qualité, retrouvé la confiance de la place de Bordeaux et, reconnaissance suprême, réintégré la campagne de primeurs. Sur le millésime 1994, Smith Haut Lafitte est sorti avec une hausse de près de 30 %. Osé. Le négoce a suivi. « Nous nous sommes réajustés à notre vraie valeur », justifie Florence Cathiard. Cette année, ils seront suiveurs. « Nous attendons car nous voulons être dans le lit du marché. »
Quand on est une vedette, comme le sont les premiers crus, le problème est d'un autre ordre. Pourquoi se restreindre quand le monde entier se prosterne à vos pieds ? Nul ne sait, pourtant, où se situe le seuil à ne pas dépasser. Philippe Cotin, l'une des sommités de la profession, n'a d'ailleurs pas cette prétention. Le président du directoire de Mouton-Rothschild, 63 ans dont trente-huit dans la maison, a décidé de passer la main et fait là sa dernière campagne. « Le marché des vins jeunes, c'est la Bourse et ses rumeurs », s'enthousiasme le futur retraité. L'équivalent d'une petite place financière où, chaque année, seraient émises puis cotées plusieurs dizaines d'actions nouvelles. Sortir au bon moment, et surtout au bon prix, est une question de flair.
Comme dans un problème de robinet, tous les premiers crus ont au départ le même énoncé. La réputation du millésime est primordiale, plus importante sans doute que la qualité réelle. « A notre grande surprise, elle était faite alors que les dégustations n'avaient pas encore eu lieu », constate Philippe Cotin. Deuxième paramètre, la demande. Les Américains et les Japonais se manifestent, après une absence de quatre ans, et, phénomène nouveau, l'Asie du Sud-Est en général est acheteuse. Troisième paramètre, l'état des stocks sur le marché. « Aujourd'hui, les grandes années comme 1982, 1986 ou 1989 ne sont plus disponibles, ni dans le négoce ni dans la distribution au détail, affirme Philippe Cotin. Le circuit commercial est demandeur d'un grand millésime. » Enfin, si les vignes gelaient avant les saints de glace, au milieu du mois de mai, compromettant la récolte 1996, alors le marché des crus 1995 pourrait subir un coup de chaud. Voilà pour les multiples facteurs de hausse. Il n'y a guère que le franc fort et la conjoncture économique médiocre dans les pays occidentaux, en particulier dans l'Hexagone, qui incitent à la prudence.
Avril. Après trois semaines de campagne, les premiers crus n'ont toujours pas trouvé la solution du problème. Enfermés dans leurs tours d'ivoire, ils se tâtent. Faut-il mettre toute la récolte en vente au prix fort 250 francs la bouteille , quitte à se faire traiter d'incendiaire ? Vaut-il mieux louvoyer, en lâcher une partie seulement à 230 francs pour ne pas affoler le marché, puis plus tard le reste, beaucoup plus cher ? Cruel dilemme que celui des riches et célèbres. Pendant ce temps, les sorties des seconds couteaux se suivent et se ressemblent, avec des hausses autour de 20 %. Château Giscours (appellation margaux) a fait la sienne en catimini. Sa récolte a failli être saisie par la famille Tari, propriétaire du foncier, pour un sombre différend avec le nouvel exploitant, un homme d'affaires néerlandais. In extremis, le tribunal a limité la saisie à moins de 10 % du vin de ce troisième cru. L'orgueilleux Château Pichon-Longueville-Comtesse-de-Lalande (pauillac) a lui aussi des démêlés avec la justice. Par une coïncidence malheureuse, son procès pour des faits vieux de trois ans tombe en plein dans la période sensible des primeurs. Ce deuxième cru est accusé d'avoir fait monter illégalement le degré d'alcool dans certaines cuves de la vendange 1992. Cette fois, ce sont la gérante, la générale May Eliane de Lencquesaing, et son ancien directeur d'exploitation, qui se déchirent. Mais le pichon-lalande 1995 est prometteur, et cet épisode ne semble pas devoir compromettre sa sortie.
Le matin du 10 avril, Haut-Brion met fin au suspense entretenu par les premiers crus. Le graves sort à 230 francs une « première tranche », selon l'expression consacrée, qui trouve immédiatement preneur auprès du négoce. Quelques jours plus tard, c'est au tour de Mouton-Rothschild, puis de Margaux, dans les mêmes conditions. Et personne n'attend de surprise de la part de leurs deux acolytes.
Les bouteilles, encore virtuelles, de haut-brion, mouton-rothschild et margaux 1995 sont donc parties dans le circuit. Un consommateur français les paiera s'il réussit à s'en procurer au moins 315 francs pièce, une fois inclues la commission du courtier (un fixe de 2 %), la marge du négociant (10 à 15 %) et la TVA (20,5 %). Le rôle du premier intermédiaire, souvent, intrigue le néophyte. Et pour cause. « Dans la vente en primeur, le courtier ne sert à rien », reconnaissent, sous le couvert de l'anonymat, les professionnels du Bordelais interrogés. Officiellement, il joue le Monsieur Bons Offices entre deux parties aux intérêts opposés. En fait, son rôle est passif. Le château répartit lui-même sa production entre différentes maisons de négoce de son choix, sous forme de quotas stables d'une année sur l'autre. Ainsi, celle qui a fait l'effort de prendre telle proportion de sa récolte dans un petit millésime est récompensée par la même « allocation » dans une grande année très convoitée. C'est la prime à la « fidélité », qualité chérie par les propriétaires.
Sur plus de soixante-dix courtiers répertoriés à Bordeaux, seuls quatre heureux élus vivent des crus classés. Des « nantis », aux yeux du reste de la profession. Leur rente de situation doit beaucoup à la tradition, et un peu à la compensation d'autres services moins rémunérateurs que les primeurs. Notamment la revente de bouteilles bien réelles. Dans le marché opaque de la place de Bordeaux, le courtier centralise, en toute confidentialité, les offres et les demandes de vin des négociants locaux. Si telle maison cherche, par exemple, deux caisses de château-margaux 1989 pour satisfaire la demande d'un restaurateur de Tokyo, lui seul peut indiquer qui les a en stock, au moindre coût. Ce chiffre constitue le « prix de place » du cru classé concerné (voir graphique page 127), qui évolue dans le temps. Depuis la fin de l'année dernière, ces cotations sont d'ailleurs disponibles sur ordinateur, et réactualisées par modem une fois par jour.
Sans tapage, une révolution est en marche, même si cet outil informatique est un dinosaure comparé aux écrans Reuter des boursiers. « Auparavant, il fallait une bonne semaine pour que tout Bordeaux apprenne par le bouche-à-oreille qu'une grosse affaire avait fait monter le prix de tel vin, remarque un utilisateur. Aujourd'hui, l'information circule presque en temps réel. » Pour les courtiers, moderniser le métier est une question de survie. Le discret Max de Lestapis, vingt-cinq ans d'expérience, est sans doute le seul à regretter l'informatisation. « Un cru classé est un produit artisanal, exigeant une relation personnelle avec l'acheteur, estime cet homme de l'ombre qui vit de son réseau de relations. Etre relié comme si c'était un produit industriel enlève une certaine poésie au vin. » Privilégié parmi les privilégiés, ce courtier est le seul à faire la campagne des primeurs et rien d'autre. « Passer ma journée au téléphone pour savoir que telle caisse de cheval-blanc est mieux placée chez tel ou tel négociant, ça ne m'intéresse pas. »
L'heure n'est plus à la nostalgie. Mais la place de Bordeaux a peut-être programmé, sans le vouloir, sa perte d'influence. Pour le moment, les courtiers maîtrisent la diffusion de l'information. Ils la réservent aux négociants locaux, ce qui oblige les étrangers à passer par leur intermédiaire. Ces derniers guettent cependant la moindre occasion d'intervenir en direct. Si par exemple la place de Londres, porte d'accès vers les Etats-Unis et l'Asie, était connectée à son tour, la concurrence serait rude pour celle de Bordeaux. « Ici, les relations et la fidélité aux hommes priment, analyse Alain Mosès, ancien courtier reconverti négociant. A l'étranger, c'est la logique économique pure qui s'applique. »
Le négoce bordelais des crus classés, une centaine de sociétés au total, n'est pourtant pas aussi figé qu'il en a l'air. De nouveaux venus s'y sont taillé une place au soleil, avec des politiques commerciales originales. Les Vins des grands vignobles, créés en 1983, se sont spécialisés dans la vente par correspondance aux particuliers en Europe. Né en 1988, Alias emploie deux salariés et demi et commerce avec une trentaine de pays (voir ci-contre). Twins existe depuis dix-huit mois, avec des méthodes proches de celles d'Alias mais des fonds propres plus élevés (20 millions de francs), donc plus de stocks. La place de Bordeaux s'ouvrirait-elle à tous les vents ? Qu'on se rassure. Les fondateurs de ces sociétés ne sont pas des inconnus. Le premier, Patrick Bernard, est le petit-fils de Lucien Bernard, qui monta en son temps une affaire d'alcools et d'eaux-de-vie toujours prospère. Le deuxième, Pierre Lawton, descend en droite ligne d'un négociant d'origine irlandaise. Et le troisième, Alain Mosès, quoique parisien, s'est racheté en épousant la fille d'un courtier renommé.
A côté de ces belles réussites, le négoce des crus classés montre des signes de fragilité. Ainsi, la profession demande depuis plusieurs années aux propriétaires de fixer des « prix conseil- lés ». Et elle a obtenu gain de cause sur le millésime 1994. Ces prix, calculés en majorant le tarif du château d'au moins 10 %, visent à éviter la concurrence déloyale de maisons qui seraient contraintes de sacrifier leurs marges. Il ne doit pas y avoir que du fantasme dans cette inquiétude.
Autre motif de préoccupation, les négociants incitent de plus en plus les particuliers à acheter en primeur. Comme si eux-mêmes n'avaient plus les reins assez solides pour attendre de toucher leur mise sur la vente des bouteilles bien réelles. De cette façon, ils laissent au consommateur consentant le soin de spéculer à la hausse sur un vin jeune dont la personnalité n'est pas encore affirmée. Cette formule, apparue après la grande crise de 1973, a séduit un nombre de clients de plus en plus important depuis le début de la décennie. Quand le premier cru classé Château Latour, par exemple, met en vente sa récolte en primeur, environ 20 % sont directement vendus par correspondance à des particuliers, selon l'estimation de son jeune directeur commercial, nommé il y a un an par François Pinault. « En quelques années, ce système a fait mécaniquement monter les prix, et de façon plus brutale qu'auparavant », analyse Frédéric Engerer, 32 ans. Tout à son bonheur, la place de Bordeaux se réjouit de voir le millésime 1995 retrouver en francs constants le niveau de prix de la fin des années 80. Mais gare à la surchauffe.
Corinne Mentzelopoulos (à gauche), 42 ans, propriétaire du premier cru classé Château-Margaux. « 1995 est le millésime le plus excitant depuis 1990 dans le Bordelais »
L'américain Robert Parker en tournée en mars dernier. A Bordeaux, on qualifie l'éditeur de la lettre « The Wine Advocate » et gourou international de l'oenologie de « grand professionnel scrupuleusement honnête ». Tout en déplorant « qu'un seul homme, avec un goût forcément personnel, force l'opinion générale ».
Philippine de Rothschild, 62 ans, propriétaire du premier cru Mouton-Rothschild. « Mouton est un vin tellement mythique qu'il est vendu avant même d'être récolté. Je ne conseille pas à mes amis d'en acheter, il est hors de prix. »
Jacques Merlaut, 84 ans, propriétaire du Château Chasse-Spleen. « A chaque campagne de primeurs, les cinq premiers crus commencent par se regarder en chiens de faïence. A la fin, la discussion a lieu quand même et ils sortent tous au même prix. »
Le bordeaux en dix mots
Appellation : aire géographique délimitée, par exemple celle de Pauillac ou de Margaux, où sont appliquées certaines règles de culture et de vinification.
Caisse : douze bouteilles.
Château : plus souvent un simple bâtiment qu'un palais, il désigne une exploitation.
Courtier : il joue le rôle d'intermédiaire lors d'une transaction entre propriétaire et négociant ou entre deux négociants.
Cru classé : demandé par Napoléon III pour l'Exposition universelle, le classement de 1855 a hiérarchisé soixante vins rouges du Médoc et un seul graves des premiers aux cinquièmes crus. Les saint-émilion et les autres graves ont été classés ultérieurement.
Millésime : année de récolte d'un vin.
Négociant : il achète et revend le vin aux professionnels ou aux particuliers.
Place : ville où négociants et courtiers réalisent leurs transactions.
Prix de place : c'est la meilleure offre sur la place pour tel vin dans tel millésime à un moment donné.
Tranche : part de la récolte mise en vente en primeur, lors du printemps qui suit les vendanges.
Attention, négociant moderne...
Un ancêtre venu d'Irlande en 1729 pour faire du commerce avec le vignoble, un père négociant, un oncle courtier. Bordelais et protestant, Pierre Lawton a reçu les métiers du vin en héritage. A défaut, il aurait aussi aimé éditer des ouvrages d'art. « Le produit de grand luxe, en série limitée, appartient à un univers que je comprends. » Son éducation ne l'a pas empêché de mettre à mal les us et coutumes d'une profession séculaire. Sans tapage. Quand les marchands de vin bordelais cultivent le secret comme une vertu, Pierre Lawton (prononcer « Lauton », à la française, comme tous les noms d'origine britannique en Gironde) déballe ses chiffres les plus intimes. 2,5 millions de francs de fonds propres, 48 millions de francs de chiffre d'affaires, 1,4 million de francs de bénéfice l'an dernier. Quand les autres se font un devoir de financer des stocks, lui n'en a jamais fait une priorité. Sa société, Alias, travaille avec 4 millions de francs de stocks en moyenne. Et quand tout le monde est sur le pont pour la campagne de primeurs, lui part pour les Baléares.
Dans son bureau au design contemporain, Pierre Lawton suit au jour le jour sur écran les cours de ce qu'il surnomme le « CAC 40 de Bordeaux » (les quarante crus de référence), spécule sur les variations de taux de change, surveille les enchères chez Sotheby's et Christie's, prospecte les importateurs asiatiques en direct. « Le soleil ne se couche jamais sur le marché de Bordeaux ». Golden boy et globe-trotter.
Pierre Lawton, 38 ans, négociant bordelais. « Cette année, la demande est telle sur les crus réputés que chaque négociant connaît à l'avance la quantité qui lui sera allouée : la même que l'année dernière. Il n'y a pas une bouteille de plus à grappiller. Alors je peux partir en vacances tranquille. »
@micalement.