Si vous avez la patience de relire mes propos sur cette discussion, vous verrez que je fais la différence entre la connaissance et la jouissance.
La différence entre apprécier et juger.
J'ai dîné en privé avec Jancis Robinson, son mari et mon épouse. J'avais apporté au restaurant un très grand vin en plus des vins de la carte que nous avons choisis. Nous l'avons bu. Nous ne l'avons pas jugé. Nous l'avons apprécié.
Quand Bertrand fait mention de Jancis, il parle de Jancis dans son métier, dans son boulot. Si elle juge à l'aveugle, elle fait son métier.
Avec moi, elle buvait.
Si on me permet une comparaison très triviale mais qui a le mérite d'être explicite, quand une Star du X fait son boulot, elle ne fait pas l'amour.
Quand un expert fait son boulot de juger des vins, il ne boit pas du vin.
Or nous, amateurs, nous sommes là pour boire du vin et en profiter, et pas pour le juger.
Il y a une différence fondamentale entre apprécier et juger.
Je vois deux tableaux l'un de Cézanne, l'autre de Van Gogh. Je peux décrire mes émotions, je peux dire lequel je préfère. mais le juger, jamais. Qui suis-je pour croire que je serais capable de juger Cézanne ou Van Gogh ? Qui serais-je pour dire de ces tableaux : l'un vaut 93 et l'autre 95. Quelle prétention que de croire qu'on peut s'approprier un système d'appréciation de la peinture la plus géniale !!!
Je vais vous raconter une histoire qui résume complètement mon approche humble du vin. C'est tout chaud, puisque je rentre juste de Laguiole où je viens de passer deux jours chez Michel Bras.
Nous fêtons avec mon épouse nos 40 ans de mariage, et nous avons réservé chez ce grand chef. Là aussi, comme pour la peinture, je peux me permettre de donner mes impressions, mais pas de juger ces génies de la cuisine.
Et sur deux jours, ni ma femme ni moi ne sommes véritablement entrés dans son univers culinaire. C'est bien, c'est bien fait, c'est compliqué, et l'émotion qui est recherchée, nous n'avons pas réussi à la capter. Va-t-on dire qu'il est mauvais ? Jamais. C'est un grand. Mais nous sommes passés certainement à coté de ce qu'il veut prouver.
Mais l'histoire n'est pas là.
J'ai regardé la carte des vins. Et là, chapeau, c'est exactement la carte des vins que j'aimerais trouver à Paris. Ils ont acheté des grands vins, et ils ont pris leur coefficient, mais en gardant l'intelligence de ne pas matraquer.
Et, dans ces cas là, à mon modeste échelon, j'envoie un signe. J'ai félicité l'intelligent sommelier et je me suis laissé aller. Car j'estime que c'est la réponse appropriée à leur intelligence.
Deux dîners de suite, ma femme ne boit pas. J'ai pris deux vins. Un seul par soir.
Premier soir : Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1992.
J'en aurais pleuré de bonheur. Voici ce que j'ai écrit, brouillon en prévision de mon bulletin (je corrigerai sûrement) :
"Au nez, c’est une extase absolue, car ce parfum me rappelle une odeur particulière que j’ai déjà sentie. Mais laquelle ? Immédiatement je pense à deux choses. L’étoupe de la bonde de fût que j’avais détectée, isolée dans un recoin à Clos de Tart. C’est exactement cette odeur de framboise que j’avais perçue à ce moment là. La deuxième évocation est celle du Richebourg Domaine de la Romanée Conti 2004 que j’ai bu à l’académie du vin de France, vin d’une irréelle promesse, tout jeune issu de son fût. On a de ce nez là. Alors, je suis comme avec la madeleine de Proust, je jouis de ces similitudes.
En bouche, c’est le plaisir premier, celui qu’a dû ressentir Adam lors de son premier accouplement avec la seule femme d’Eden. Je suis en train de découvrir l’essence même du vin premier. Ce vin de 1992 a l’air de sortir du fût. Il est tellement jeune, comme s’il n’était pas encore formé. Qui plus est, il ressemble à un "vin de village". Car rien en lui n’est sophistiqué. Tout est du vin pur. C’est absolument renversant de naturel. Alors, je pense à tous ceux qui aiment boire les vins à l’aveugle. Et je pense : quel contresens aurais-je commis si on m’avait proposé ce vin à l’aveugle ! J’aurais vanté les mérites d’un jeune vigneron qui fait un vin remarquable. J’aurais aimé. Je n’aurais pas perçu que l’on est en face de la forme la plus aboutie du vin épuré fait de la main du maître, comme un gribouillage peut être génial si c’est de la main de Picasso. Heureusement, je l’ai bu en sachant ce que je buvais. Et j’y ai pris un plaisir rare. Ce vin est la forme la plus aboutie du vin « simple », fait pour exprimer la perfection du jus pressé. J’ai adoré au-delà de tout, et c’est, je pense, ce soir, le plus grand Henri Jayer que j’aie jamais bu."
En deux mots, j'ai pris un plaisir pas possible avec ce vin d'une sensualité infinie pour moi.
Le lendemain, je commande Corton Charlemagne J.F. Coche-Dury 1997.
Voilà ce que j'ai écrit :
"Voulant encourager cette carte des vins intelligente, j’ai choisi un Corton-Charlemagne Coche-Dury 1997. Dès le premier nez, dès la première gorgée, je suis déçu. Le Cros Parantoux de la veille m’avait emmené en manège, là je suis perdu. C’est effectivement un très bon Corton-Charlemagne, mais il en fait trop. J’attendais du Audiard, et j’ai du Lelouch. J’attendais Spencer Tracy et j’ai Woody Allen. Je me sens pris en otage par ce vin qui sur-joue. A tout instant il est boum-boum, sans un moment où c’est la subtilité qui domine. De plus, la cuisine de Michel Bras, où les évocations sont subtiles, demanderait un vin courtois. Je cherche et trouve le plus souvent toutes les caractéristiques qui en font un grand vin, mais le puzzle n’est pas assemblé à mon goût de ce soir. Et puis, là aussi, il fallait un instant et cet instant survint. Au moment des fromages je regarde un Laguiole de six mois qui me tente et m’appelle. Et sur ce fromage local, le Coche-Dury, qui lui n’est pas local, s’est mis à chanter un chant d’amour. J’avais enfin au palais un grand vin. Il était temps."
Que peut-on tirer de ces deux commentaires : je donne mes impressions. J'ai immensément aimé le Henri Jayer. J'ai souffert de ne pas pouvoir aimer le Coche-Dury.
Est-ce que je les ai jugés : non. Jamais je n'oserais me prétendre le juge de talentueux vignerons de ce calibre. Ce n'est pas parce que je n'ai pas aimé ce Coche Dury (alors que j'ai adoré son CC 96 et son 90) que je me sens autorisé à juger.
Il n'y a donc de ma part ni notation (de quel droit penserais-je que je suis capable d'utiliser comme Robert Parker son instrument de travail ?) ni classement, puisque chaque soir, j'étais face à un vin unique.
On notera aussi que je ne suis pas prisonneier des étiquettes, puisque je suis capable de dire que je n'ai pas aimé un Corton Charlemagne de Coche Dury.
Mais j'estime que j'ai été grandement aidé pour apprécier le Henri Jayer par le fait de savoir ce que c'était. ça m'a évité des fausses pistes, et tant mieux.
La raison de mon choix sur la carte est simple : ce sont des vins auxquels je n'ai pas accès dans mes achats, car je ne suis connu dans aucun de ces deux domaines où je ne suis jamais allé. C'était donc une belle occasion d'en profiter, à des prix évidemment très chers, mais pas trop : plus de 1.000 € d'écart avec des prix choquants que je connais.
Dernière remarque pour Loup qui semble ne pas avoir compris ce point de ma démarche. C'est justement en contrepoint à la manie des gens qui jugent les vins que j'ai instauré le quarté des votes lors de mes dîners. Et je l'explique : "si vous classez un liquoreux devant un Bordeaux, si vous classez un Bourgogne devant un champagne, cela n'a aucune importance, car vous ne jugez pas la valeur intrinsèque d'un vin, mais un moment de plaisir".
Tout ceci est cohérent. Je peux expliciter mes préférences, sans m'arroger le droit de juger.
Je laisse aux professionnels le soin de m'éduquer par leurs jugements.
Je préfère boire et apprécier.