Si une bouteille représente pour quelqu'un un fort capital émotionnel, il vaut mieux la boire que de la garder et assister à sa mort.
Une bouteille est faite pour être bue. Le respect que l'on doit au vin et au vigneron qui l'a fait, c'est de le boire avant de constater son décès.
Et l'attachement à la bouteille, au symbole qu'elle représente, ne sera pas moins fort si la bouteille est vide.
J'ai gardé des centaines, peut-être des milliers de bouteilles vides. Ces bouteilles parlent cent fois plus pour moi que si j'avais gardé une étiquette.
Citons quelques une :
- j'ai gardé la bouteille de Musigny Coron Père & Fils 1899 que j'ai servie le 31 décembre 1999 à 23 h 50. J'ai franchi la fin de l'année 1999 et l'entrée dans l'an 2000 avec une bouteille qui avait juste 100 ans. Et elle était sublime. Et ce n'était pas de l'intox. C'était un vin immense.
- j'ai gardé le magnum de Romanée Conti 1945, symbole absolu du rêve de tout collectionneur
- j'ai gardé la Yquem 1893 signée par Alexandre de Lur Saluces que nous avons bue au chateau
- j'ai gardé les six impériales que j'ai offertes à 60 amis le jour de mes 60 ans. Des 6,0 litres à 60 ans, c'était un symbole amusant. Il y a parmi elles une impériale (8 bouteilles) de Yquem 1983
- j'ai gardé en affectant une case de ma cave, toutes les Vosne Romanée Cros Parantoux de Henri Jayer que j'ai bues
- j'ai gardé la Romanée Conti 1929 qui s'est révélée morte. Mais c'est le fait de l'ouvrir qui comptait pour moi
- j'ai gardé cette bouteille étrange qui n'a qu'une indication "1923", mais qui est un de mes plus grands bourgognes.
- j'ai gardé ce Sidi Brahim 1942 que j'ai bu au Cinq.
- j'ai gardé des tas de bouteilles que je regarde avec émotion, Pommery 1929, Chypre 1845, Mouton 1919, Ausone 1919, Yquem 1900, et tant d'autres.
On peut garder le souvenir vivace d'un vin même si on l'a bu. Et il sera même plus vivace si on l'a bu.
Toute ma démarche actuelle est de conduire à ce que des milliers de gens comme vos amis ouvrent les bouteilles avant qu'il ne soit trop tard. C'est pour cela que j'ai créé l'académie des vins anciens. Pour que ceux qui ont des bouteilles rares trouvent un endroit où ces vins seront bus avec respect.
Je vais raconter une anecdote. Dans une vente, il y a une bouteille d'un vin style Sicile ou Chypre ou d'une autre île, de, disons 1850 (je ne me rappelle plus). Je la veux, car elle a un sceau qui est le même que celui de quelques bouteilles que j'ai. J'enchéris, et à un moment, nous ne sommes plus que deux, mais nous sommes déjà à quatre fois l'estimation. Je vais voir celui qui est contre moi, et il me dit : "je suis le directeur du musée du duc d'Aumale. Ce sceau est celui du duc. J'achèterai cette bouteille pour le musée. Vous pouvez faire ce que vous voulez, mais je l'aurai".
J'ai immédiatement stoppé mes enchères, car rien ne justifie que je paie dix fois la valeur, mais j'étais malade. parce que cette bouteille ne sera pas bue, et va lentement se flétrir dans une vitrine.
ça me rend triste.
Un jour une grande maison de vente m'a invité comme quelques autres parce qu'une Lafite 1787 allait être présentée. Je l'ai vue sous un spot, et j'ai eu mal. Il faut boire cette bouteille.
J'ai reçu aujourd'hui un catalogue avec des bouteilles ahurissantes.
C'est tellement fou qu'on se demande si c'est vrai : Lafite 1805, Lafite 1811, Yquem 1811, Latour 1864, Latour 1865, Lafite 1832, Lafite 1864, Lafite 1865 etc...
ça me fait mal. Car ces vins il faut les boire et ne pas se les repasser d'un collectionneur à un autre.
Et le fait de les sortir de cave, de les photographier, de les présenter à un expert, tout ça, ça fait mal au vin.
Je suis prêt à apprendre à vos amis comment on boit ces vieux champagnes, comment on fait abstraction d'une probable faiblesse de bulle. Bien sûr, je le ferai avec une autre bouteille, pour laisser à vos amis le soin de se recueillir seuls en hommage à leur bouteille.
Mais par respect, par amour du vin, il faut qu'ils la boivent un jour, et si possible, avant qu'il ne soit trop tard.
Ils garderont le trophée, la bouteille vide, et ils seront fiers de l'avoir honorée.
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