La revanche des cochophiles
Domaine Henri Jayer, Richebourg, 1982
Robert nous sert le vin suivant.
La robe (
à gauche
) est incroyablement claire, sur un rubis tuilé digne d'un vieux poulsard.
Le nez est un vrai fantasme de Glaude et de Denrée, comme si une petite framboise était tombée dans la soupe au chou.
Inquiétude à ce stade... Mais ça va pas durer !
Le premier coup de langue est marqué d'un frisant assez net qui n'aura pas eu le temps de me gêner car il se voit vite dépassé par un jus au fruit éclatant d'une suavité phénoménale. J'ai l'impression de laisser doucement fondre une framboise parfaitement mure entre la langue et le palais !
Oh, de djiou de nom de djiou, qu'est ce que c'est que ce machin, Robert !?! Oubliés la robe famélique et le nez chafouin, là, rien à dire, il y a du vin. Et du très très grand !
Un fois le léger perlant apaisé, le déroulé de bouche est absolument phénoménal, compromis magistral entre un fruit infusé d'une fraicheur croquante et une chair douce d'une petite sucrosité géniale et qui forment un ensemble totalement irrésistible.
Un peu comme
les Romanée Conti de l'automne
mais dans un registre totalement différent, immédiatement jouissif, ce vin incarne l'incroyable capacité du pinot à délivrer un message absolument grandiose dans une impressionnante économie de moyens.
Derrière cette robe diaphane et cette matière en dentelles sans extraction, le vin s'exprime dans une caresse par sa maturité naturelle et cette incroyable capacité à conserver une fraicheur de fruit (framboise, fraise des bois) comme une qualité de tenue de bouche et de soyeux, sans aucune aspérité ni faiblesse qui parvient à ne rien sacrifier à la fraicheur et à la persistance.
L'équilibre est celui d'une danseuse sur pointe, semblant fragile mais à la perfection sans tremblement, à la qualité sans faiblesse qui viendrait l'amoindrir.
Un absolu de vin !
Grand, très grand.
Le souvenir cuisant du fruit derrière le voile de liège de l'Echezeaux qui ouvre cette rubrique me revient en mémoire. Peut être la seule fois de ma vie d'amateur où j'ai pu croiser un vin avec cet équilibre de fraicheur bourguignonne et de totale maturité généreuse.
C'est Jayer ? Oui !
Alain en face de moi a l'allure des bons jours, c'est à dire l'air serein et heureux de l'amateur qui boit le vin qu'il aime.
Je ressens avec émotion combien à cet instant Robert et Al' déroulent en mémoire leurs décennies de recherches anxieuses, les essais, les ratés, les engueulades parfois pour arriver un jour à offrir aux amis les vins qu'ils aiment et ainsi leur transmettre les émotions ressenties.
Et comme toujours quand on atteint des vins de ce niveau, les verres ne se vident pas à grandes lampées, la générosité de chaque goutte figeant la trotteuse de l'horloge dans un instant d'infini qui se fige dans nos mémoires à tous.
Un moment d'absolu pour un amateur de vin.
Merci Robert !
Pour en avoir discuté par mail avec les Alamis avant d'écrire ce compte-rendu et parce qu'à côté de la plume de Robert, je me sens toujours comme un peintre en bâtiment discutant avec Picasso, je ne résiste pas à partager cet échange avec vous.
"De grands viticulteurs disaient de lui qu'il était le meilleur viticulteur de Bourgogne. Cet avis était largement partagé.
Ils étaient également nombreux à essayer, même à travers les clients qui tendaient l'oreille lors de dégustations en cave, de lui arracher quelques-uns de ses secrets...
Ce qui était sûr c'est qu'il était un vigneron hors pair, depuis la conduite de la vigne jusqu'à la mise en bouteille. Il avait le sens de la date idéale de la vendange, au jour près. Il pratiquait des cuvaisons assez longues, ce qui surprenait les dégustateurs qui ne trouvaient dans ses vins aucune trace herbacée, aucune trace d'excès de cuvaison. C'est vers ces secrets-là que des vignerons pourtant très avisés tendaient désespérément l'oreille... Comment obtenir toujours un peu plus du raisin sans que le vin glisse vers une série "d'un peu moins"... les infusions de chêne neuf, il ne connaissait pas non plus ça, le bonhomme... obsédé par l'idée qui était la sienne que le vin se fait surtout avec du raisin...
Il procédait à la mise assez tôt, courant le risque d'avoir des traces de perlant dans le vin, seul bémol mais bémol selon moi quand même. Quand il se trouvait là, ce perlant appelait à l'évidence une décantation assez longue.
J'ai ouvert cette bouteille tout bêtement parce que ça me semblait le moment où jamais. Je ne l'avais pas oubliée tout à fait. J'avais la conviction qu'elle ne pourrait jamais être à la hauteur du mythe, ni de l'étiquette... Et puis il vient un temps où des amitiés s'installent à votre table et où une petite voix vous souffle à l'oreille que c'est le moment d'essayer. L'avantage (si l'on peut oser ce sacrilège), c'est que lorsqu'on est chez soi on peut prendre le risque d'essayer... quitte à vider dans l'évier le contenu de la bouteille (pas question, même pour essayer, de servir du Richebourg transformé en vinaigre...) D'après l'ordonnancement du repas, la bouteille devrait arriver sur la table entre 14h et 15h. On descend à la cave. On saisit la bouteille doucement, en bien veillant à ne pas retourner l'étiquette, on la redresse doucement, tout doucement, il faut que ce soit comme une caresse... On l'ouvre de la même façon... et on met le nez dessus... premier miracle... la bouteille n'est pas bouchonnée... une petite odeur de réduction quand même... et bien sûr les premiers arômes de chou pourri dont parlait si volontiers le père Gouges... La cave est à 11°... on monte doucement la bouteille au garage (où ça tourne autour de 13/14°)... doucement toujours... attention aux gestes d'impatience en présence d'un être que vous attendez depuis si longtemps et qui s'apprête à se donner à vous... On repose le bouchon dessus... Vers 10 h passage dans la chambre non chauffée à 16° pour achever le chambrage... Faut-il passer le vin en carafe... C'est le moment de le goûter... Non, c'est trop fragile, il ne supporterait pas ça. Remise du bouchon en équilibre sur le goulot. On reviendra voir ça discrètement vers midi/13 heures...
Dernière question : Comment le vin se comportera-t-il après le Charmes-Chambertin 1993 de Joseph Roty, beaucoup plus puissant à cette heure? Peu importe. Le Charmes-Chambertin se sera frotté à une omelette aux truffes particulièrement exubérante... le Richebourg sera chargé de revenir vers quelque chose de moins violent, un magret de canard benoitement poêlé, agrémenté d'une tranche de foie gras poêlée séparément pour une durée moins longue, quelques morilles et une tranche de truffe (puisque c'est un repas de truffe) juste posée au dernier moment pour se réchauffer (surtout pas de cuisson pour la truffe...)
Voici venue l'heure, le moment.
A midi on décide (démocratiquement c'est-à-dire moi tout seul... terrible la solitude en de tels instants...) d'enlever le bouchon du goulot, mais pas plus.
Le vin est servi tout doucement vers 14h/15 (ça fait longtemps que nous ne regardons plus la montre). Couleur très claire. Encore un peu de réduction et de chou... les plus pointus d'entre nous sur ce sujet croient déceler un peu de perlant, à peine à peine, des traces (pas moi)... et tout cela disparaît comme par miracle, le chou, le réduit, le perlant, pour laisser la place à ce qu'Oliv a décrit mieux que moi... L'union avec "l'être" si longtemps attendu est émouvante et parfaite, elle monte crescendo et la finesse, la race, la noblesse du terroir s'expriment de plus en plus fort à mesure que la caresse s'intensifie... ce n'est plus une dégustation, c'est un aboutissement, un frisson, un orgasme... Et chose plus étonnante que tout, peut-être, au fil de la dégustation le vin semble remonter le temps et revenir vers sa jeunesse... Du rarement vu... Voici que l'être aimé dans sa maturité triomphante revêt une fraîcheur virginale, simplement dépouillée des maladresses de son inexpérience... La totale, quoi..." - Robert. C