Luc,
Contrairement à toi, je ne pense pas que le fossé soit si profond entre nos deux approches… et c'est d'ailleurs là l'essentiel du problème : j'ai bien l'impression que tu lis chacune de mes interventions comme de « l'argutie de terroiriste » et que ça fausse, malheureusement, pas mal de choses…
Exemples : Ai-je dit qu'il était normal de faire payer des vins médiocre au prix fort, en Bourgogne comme ailleurs, ou de baisser marginalement le prix d'un vin produit dans une année difficile (ta troisième remarque) ? Ai-je dit qu'il était normal que le millésime 2000 soit, en Bourgogne, vendu plus cher que le 1999 (ta quatrième remarque) ? Non, et j'ai même dit explicitement le contraire en précisant que le vigneron qui vend un vin médiocre à prix de grand vin « tord le système », qu'il « nuit à l'image des vins de Bourgogne », et qu'il serait beaucoup plus courageux et honnête, dans ces cas-là justement, de baisser les prix, et ceci qu'on valorise ou non le prestige, la culture ou l'histoire associés à telle ou telle étiquette… Peut-on être plus clair? De même, ai-je dit qu'un « marché qui repose essentiellement sur le terroir » n'induisait pas de distorsions de marché, comme tu sembles le prétendre ? Non, je me suis contenté de constater que des systèmes différents induisaient également des distorsions, et qu'il fallait également être conscient de cela. Ai-je dit qu'il ne fallait rien changer dans notre région ? Non, j'ai dit qu'il fallait agir avec prudence, en étant conscient que le système bourguignon est loin, bien loin de n'avoir que des défauts, ce qui je pense est aussi la position avancée par JF Bazin dans son article. Alors deux hypothèses : soit tu ne m'as pas lu avec attention (ce qui est possible car mes interventions sont trop longues…), soit tu projettes sur moi des positions de principe qui ne sont pas les miennes.
Concernant tes deux premières remarques : je ne pense pas, là encore, que nous soyons si éloignés l'un de l'autre que cela. C'est avant tout une manière de présenter les choses : à te lire, il y a des vins « bons » et des vins « mauvais »… Certes, c'est bien commode d'un point de vue rhétorique, mais penses-tu sérieusement que tout soit si simple ? Tu remarqueras que je parlais justement de vins « passables », comme ce Clos de Tart sans défaut, même très bon, mais manifestement pas au sommet de ce qu'on trouve en Bourgogne. Aurait-il fallu le déclasser ; i.e. le transformer entièrement en Morey 1er cru « La Forge » ? Je ne le pense pas. Personnellement, je préfère l'idée d'avoir affaire avec un Clos de Tart en millésime difficile à celle d'avoir affaire à une marque/un second vin/un vin déclassé ; je pense sincèrement qu'ici la tradition bourguignonne (éliminer uniquement les vins à défaut manifeste) continue d'avoir du bon, à partir du moment où on accepte de baisser les tarifs. Déclasser le grand vin de Beaucastel, oui car il ne correspond qu'à une seule chose : un « niveau » de qualité estimé par ses propriétaires. Mais le Clos de Tart n'est pas ça : c'est un lieu, et c'est une vigne bien précise, bien avant d'être une garantie de qualité systématique. On peut avoir envie de savoir ce que ce lieu donne dans un millésime difficile… On peut, simplement, être attaché à l'idée que ce lieu donne un vin bien identifié dans chaque année. Est-ce réellement respecter le Clos de Tart que de le déclasser ? Oui si l'on considère que le Clos de Tart DOIT absolument être un grand vin. Non si l'on considère, comme moi, que le Clos de Tart vaut plus que par sa qualité dans un millésime donné. Pour moi, le Clos de Tart vaut 1)par son potentiel et 2)par son histoire, son identité en tant que lieu-dit. C'est faire honneur au premier que d'essayer d'atteindre chaque année au meilleur vin possible, et c'est faire honneur à la seconde que de sortir aussi le vin en petit millésime. Voilà ce que font tous les vignerons consciencieux depuis un bon siècle ou plus en Bourgogne, et sans doute 8 siècles au Clos de Tart... Et c'est, pour moi, le système le plus estimable qui soit, sans préjuger des qualités respectives des bouteilles de vins produites par cette région et par les autres. Bien sûr, certains producteurs en abusent mais 1)on peut traiter ce qui ne va pas en respectant l'esprit, c'est ce que je souhaite et 2)les mauvaises pratiques bourguignonnes sont-elles spécifiques à cette région?
Commençons par la 2ème Q: sur Chateauneuf… tu compares la politique tarifaire de Beaucastel avec celle de « la plupart des domaines bourguignons », mais n'est-ce pas faire preuve d'une certaine mauvaise foi ? Comparons plutôt ce qui est comparable : la politique tarifaire de la « plupart des domaines bourguignons » avec celle de la plupart des vignobles de Chateauneuf du Pape… et là , surprise : dans les deux cas, on commercialise les mêmes vins aux même prix en année difficile, comme si de rien n'était. Or c'est bien cela qui compte, beaucoup plus que les politiques tarifaires respectives de Beaucastel et du Clos de Tart (qui sont bien différentes, j'en conviens). Alors certes, les prix des bouteilles ne sont pas toujours les mêmes - dans le cas d'un Clos-Vougeot bien moyen par exemple - mais la duperie est identique et, au final, les sommes brassées par un producteur de Chateauneuf sont les mêmes que celles brassées par un producteur de Clos-Vougeot (l'un « arnaque » un peu beaucoup de gens et l'autre « arnaque » beaucoup peu de gens). Pour cela, la Bourgogne n'a rien d'exceptionnel, je le répète. Seul son système d'appelation l'est... mais en bien.
La Q de la qualité et de la maîtrise des abus maintenant. Je pense tout d'abord, et il faut le dire, que le temps des Echezeaux dégueulasses est derrière nous plus que devant: les consommateurs sont de mieux en mieux informés, et le nom du producteur devient, en Bourgogne comme ailleurs, de plus en plus important dans l'acte d'achat (ce qui me semble très sain à partir du moment où le cadre reste celui des appellations). Je pense également qu'il est très difficile d'empêcher des producteurs qui le désirent de vendre de la m..., 1)parce qu'on ne peut pas décider du prix d'un vin à la place du producteur et 2)parce qu'au delà du sans-défaut, il est très difficile d'évaluer "objectivement" la qualité d'un vin. Trois pistes concrètes néanmoins:
- On peut renforcer certains pré-requis culturaux (vendanges manuelles dans les grands crus voire aux échelons inférieurs, limitation moins laxistes des rendements, incitations à effectuer les nouvelles plantations perpendiculairement à la pente, interdiction des clones les moins qualitatifs pour les nouvelles plantations, instauration de "bans de taille" sur le modèles des bans des vendanges, pour éviter les tailles précoces qui présentent prequ'autant d'inconvénients que les vendanges trop précoces, contrôles périodiques des conditions de culture (drainage, charge en raisin, etc), etc).
- On peut envisager des contrôles à l'agrément, sur des critères objectifs et à côté des dégustations : je pense notamment à un contrôle des matières sèches, de manière à disqualifier les vins sans défauts... car complètement dilués. Pour favoriser l'innovation (car c'est aussi un point important, en terme de compétitivité sur le long terme), on pourrait laisser les vins "atypiques" car issus d'expérimentations passer à l'agrément, tout en demandant éventuellement aux producteurs de préciser leurs particularités supposés en contre-étiquette. Un Clos de Tart produit avec de la syrah ne me gène pas forcément, à partir du moment où je le sais.
- On peut enfin - car le marketing constitue une bonne part du problème - s'efforcer de communiquer mieux, notamment sur les réformes introduites. Ainsi, j'ai toujours pensé que les bouteilles de Beaujolais se vendraient beaucoup mieux si un petit autocollant "vendangé à la main" était apposé sur chaque bouteille bas et milieu de gamme, ce qui n'est jamais le cas. A ce niveau, je crois que l'interprofession bourguignonne a une très grande marge de progression... Je pense également que, ne serait-ce qu'en termes strictement marketing, le vignoble vigneron aurait intérêt à jouer effectivement la carte du bio et du "naturel", pour écouler ses appellations régionales notamment (je ne dis pas que le "naturel" est intrinsèquement supérieur à une viticulture plus classique pour produire des grands vins, je pense qu'il peut servir un vignoble comme le vignoble bourguignon, qui a une image de vignoble campagnard et à échelle humaine).
Sur la réforme proposée récemment: j'ai déjà donné mon avis, tu m'as répondu que 20 ou 40c d'euros de prix de revient sur un vin de pays ne handicaperait pas les vins français. J'insiste: dans un contexte de concurrence accrue entre grosses firmes viticoles introduites en Bourse comme cela se dessine (et existe déjà ), 20 ou 40c d'euros pour des bouteilles de trois ou cinq euros me semblent être un avantage comparatif majeur, et bien difficile à surmonter pour les vins français. Raisonnons en termes de marges: je suis Gallo, je produits un vin australien avec 50c de marge par bouteille et un Red Bicyclette avec 10c de marge. Où vais-je investir à ton avis... On verra... En tous les cas, j'estime, et là aussi je l'ai déjà dit, que c'est dans l'ensemble une bonne réforme car, sans remettre en cause les équilibres actuels, elle introduit des nouvelles opportunités pour les producteurs français. Dans ce cas, pourquoi ne pas essayer? Je suis comme toi et ce bon vieux Karl Popper, je pense qu'il n'y a rien de tel que la méthode essai/erreur. Si ça ne marche pas, cette réforme n'aura servi à rien sans rien détruire, et si ça marche, je serai heureux de m'être trompé.
Bien cordialement et bon we,
Horacio, qui a battu son record de longueur...
PS : je ne sais lequel de nous deux est le plus naà¯f : moi, en considérant que le fait de ne pas déclasser des vins de CDP en CDR relève d'une certaine honnêteté et d'un certain respect de l'appellation (à partir du moment où on baisse les prix et où on ne se moque pas des amateurs), ou toi, en considérant que Beaucastel déclasse son grand vin en second vin par respect de ses clients plutôt que par calcul commercial…