Une réunion de banque au Jockey Club. On apprend des choses définitives sur l’évolution financière du monde. Un participant semble sympathique : « on devrait déjeuner ensemble / on partage /j’apporte une bouteille ». On se retrouve au restaurant Laurent.
J’arrive en avance pour ouvrir une bouteille de Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1956. Décidément, certaines années sont propices aux niveaux bas. Je m’attends à sentir l’odeur de terre de la cave de la Romanée Conti. Nenni. Le haut du bouchon est sec et sent la poussière. Le corps du bouchon est gras, et sent atrocement le vinaigre. Le vin senti au goulot exhale des senteurs qui promettent d’intéressantes perspectives, complètement opposées au message du bouchon. Nous verrons.
Mon convive commande tête de veau et pied de porc, la tête et les jambes, je commande escargots et pieds de porc, tout cela est particulièrement français. J’appelle à la barre, puisqu’il faut un témoin de poids un Riesling Clos Sainte-Hune Trimbach 1976. L’odeur est magnifique, d’une classe folle. La couleur est d’un or jaune réjouissant. Je suis un peu étonné qu’en bouche, la trace citronnée appuyée occulte le message de Riesling. Je n’en dis rien, mais le vin est effectivement un peu limité, loin des perfections que ce millésime m’a déjà réservées. Le cromesquis servi en amuse-bouche est absolument délicieux.
Quand apparaissent les pieds de porcs, il serait peut-être temps de penser au Richebourg, mais je voudrais que le Riesling ait l’occasion de briller, car je le sens – rien qu’en voyant l’assiette – fait pour le plat. Et c’est un accord de rêve. Sur le dernier quart du plat (un porc a toujours quatre pattes), je verse le Richebourg. Un nez assez envoûtant de bourgogne ceint d’une tenture lourde. Le vin est objectivement fatigué, mais il raconte des histoires de Bourgogne. Il y a de la poussière, surtout du sel, mais on sent en filigrane l’autiste qui voudrait parler. Il y a un message qui ne demande qu’à être lu. Alors, selon que l’on sera rigoriste ou bienveillant, on aura un bourgogne fatigué ou un parchemin qui guide vers un trésor. Ce message balbutié m’a plu.
J’avais promis à Patrick Lair de lui faire goûter, mais le service n’attend pas. Aussi, après le service, nous voilà, Philippe Bourguignon, Patrick, Guislain, devant le dernier vestige, le plus concentré, et Olivier Poussier, qui était de passage, nous rejoint. J’avais pris la précaution de dire : « voici le témoignage d’un vin en fin de vie ». Or à ma grande surprise, chacun de ces grands palais va vanter les mérites de ce vin, l’un lui trouvant un beau fruit, l’autre s’extasiant devant la pureté du message. Philippe est manifestement surpris de le voir si beau. Le vin avait survécu, et bien. Il faut bien se méfier des impressions hâtives.
J’avais donné rendez-vous à un ami expert en vins après ce déjeuner. Je lui fais goûter le Riesling. Comme moi, il trouve le parfum d’une race immense, mais le palais un peu court, pas assez à l’image de cette icône. Et l’odeur du Richebourg, puisqu’il ne restait plus que ça, l’a subjugué. Ce vin, en dégustation comparative, serait mis au placard. Seul, on l’écoute, et l’on voit qu’il raconte de belles histoires bourguignonnes. N’est-ce pas le principal ?

Mon fils arrive dans mon bureau.
Il a lu le compte-rendu sur LPV.
Il voit la bouteille de Richebourg qui est là. Il reste quelques gouttes.
Il sent : "ça sent bon ! Je peux boire au goulot ?"
"vas-y"
"voilà, j'ai bu Richebourg DRC 56. C'est dur à dire, mais c'est pas mal quand même".

François,

J'ai eu l'occasion de boire chez Dutournier il y a une paire d'années une Romanée Conti de ce même millésime et c'était terriblement envoutant, charmeur, soyeux avec un équilibre sur la fraîcheur exceptionnel avec le message sur ces fins arômes terreux et animaux que délivre la DRC...émouvant

Pour anecdote on avait aussi commencé avec Saint Hune mais en 83 et par gourmandise fini avec Gilette 47 juste avant Véga Unico 68 (un infanticide, je rêve d'en reboire dans 20 ans minimum, le message délivré était tellement évocateur d'un très grand vin qui sommeillait en bouteille et qu'on avait réveillé trop tôt)... ce fut un très très grand moment...miam miam...

4 copains à table, j'avais pour ma part amené le Unico et le DRC provenait de la carte du Carré à un prix attirant quand on en a un peu les moyens, bien bien en dessous des cours de vente et en parfait état.

Bonjour François,

Merci pour ce nouveau partage de tes impressions autour de ce Richebourg DRC 56. J'apprécie cette simplicité et cette décontraction qui évitent l'ennui et protègent de la bêtise.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur l'accord de rêve entre le Riesling Clos Ste Hune 76 et les pieds de porc ?

Jean-Philippe

Helas peu de choses protègent de la bêtise sauf une bonne dose de philosophie ou une île déserte .

Les pieds de porcs étaient ils préparés d'une façon spécifique ? ou simplement grillés ?

L'île déserte est une option intéressante mais prive du plaisir du partage !

Jean-Philippe

"DRC provenait de la carte du Carré à un prix attirant quand on en a un peu les moyens,"



"un peu"...

Fabien,
1956 est une mauvaise année pour les vins de la Romanée Conti. Lorsque j’avais annoncé à Aubert de Villaine que j’allais ouvrir une Romanée Conti 1956 chez Alain Senderens, il m’avait dit : « dites-moi ce que vous constaterez, car je remarque que les 1956 renaissent ».
Il se trouve que ma bouteille était quasiment morte, mais a eu de beaux sursauts de vie, la fin de bouteille étant absolument expressive.
Alain Dutournier est un des grands amoureux du vin.

Jean Philippe,
Tu le sais, on peut avoir des instincts. Quand l’assiette de pieds de porc est arrivée, je savais que cela irait avec le Sainte-Hune.
J’avais commencé par des escargots, mais je n’avais pas lu tout l’intitulé du plat. Escargots et Sainte-Hune, ça va. Mais la crème abondante et les poireaux ont bloqué le goût. Le vin se coinçait.
Alors qu’avec le pied de porc, la chapelure adoucit le citronné, et la chair non pas grasse mais lourde fait ressortir le vrai Riesling, libérant la trace en bouche pour lui donner enfin de la longueur. Je retrouvais le Clos Sainte-Hune, qui s’est refermé ensuite quand je l’ai bu après le repas avec mon ami. Beau nez, mais petite longueur (entendons-nous bien, pour un grand vin).
Le Richebourg a aussi joliment accompagné le pied de porc. C’était d’une subtilité rare : les gymnopédies, ou du Thelonius Monk épuré (ce qu’il est) et calme (c’est plus rare). On pianotait vraiment avec ce Richebourg fatigué, mais encore expressif.

François,

Pour ma part la bouteille était vivante et bien vivante, la personne qui l'avait commandée connaissant parfaitement les vins du domaine l'a aussi beaucoup aimée, trouvé quasi exceptionnelle sur ce millésime.

Vincent a humoristiquement repris

"DRC provenait de la carte du Carré à un prix attirant quand on en a un peu les moyens,"

"un peu"...

ben oui,

à l'époque je m'occupais de ventes aux enchères de vins à Drouot et le prix sur carte chez Dutournier était quasi 40 % moins cher qu'en salle....il fallait pas hésiter...

J'ai bu La Tâche 1956 il y a une bonne quinzaine d'années au domaine . Aubert de Villaine l'avait servie à la fin d'une petite verticale - à l'aveugle - de 4 millésimes : je me souviens d'un vin diaphane mais émouvant .
Je suis agréablement étonné que ses pairs aient si bien résisté à l'usure du temps .
Dans les mêmes conditions , quelques années plus tard , un souvenir inoubliable de la Romanée-Conti 1975 : modèle réduit , mais absolue beauté .

Romanée Conti 1975 est supposé venir d'une année franchement faible.
Or en fait, ce fut un vin superbe. Pas facile à comprendre, mais du talent.
Je m'aperçois que tous ceux qui sont invités au Domaine boivent à peu de choses près les mêmes années !
Passer une journée avec Aubert de Villaine est un privilège rare.
Une distinction, des propos mesurés, un sens des nuances.
On apprend avec lui à chaque contact.

Je me permets de relayer ceci :
Domaine de La Romanée-Conti - Romanée-Conti 1975 - nov 2004 (écrit de Pierre Citerne)
Notes : DS18 - PC17+
Robe très dépouillée, cuivrée, beaucoup de dépôt au fond de la bouteille. Premier nez pénétrant et suave, désincarné mais d'une très grande race aromatique : évocation de cerise confite, de pain d'épices, éblouissantes notes camphrées et truffées ; malgré son apparente fragilité, la stabilité de ce bouquet à l'aération est remarquable. Le corps n'a plus de véritable présence physique, il s'efface derrière l'essence éthérée de ce pinot dont la noblesse a vaincu les difficultés du millésime. Bien que marquée par une douceur confite surannée (sénescente ?), la finale est encore assez solide pour que le message aromatique civilisateur imprègne les terminaisons nerveuses de longues minutes.

Je ne connais pas Pierre Citerne , mais bravo pour cette admirable description .

effectivement, c'est du grand art ! bravo à Pierre Citerne et merci à Laurent !

Yves Zermatten

Très beau mais ce DRC était il dégusté à l'aveugle ?

Non, dans le chai mythique ! ==> aveugle partiel (cf commentaire suivant de Charles).

Pierre Citerne : PC qui apparait dans certains de mes copier/coller !

Raymond ,

En ce qui me concerne , La Tâche 1956 et RC 1975 , bues au Domaine "à l'aveugle" . Donc appellation et millésime inconnus mais ... propriétaire évident . Inutile d'ajouter que pas une goutte ne fut perdue , de même pour le Montrachet 1991 bu en guise d'apéritif après RC 1975 . La trace de ces 3 bouteilles demeure indélébile et le privilège inestimable .

Charlesv,

Je voulais simplement souligner qu'une telle précision, un tel vocabulaire, et presque une telle poésie, me semblent presque impossible à atteindre sans , outre les compétences , une concentration extrême que la magie des lieux et l'environnement humain sont de nature à favoriser.

Je n'ai visité le domaine qu'une fois , dans le sillage de Jean Troisgros, en 1980.
Nous avions gouté les 4 vins du domaine sur fut : c'était le 1978 très grand !
Malheureusement à la vente ils ne proposaient que 1972 seule caisse du domaine que j'ai achetée ! Pas au même niveau , mais à un prix inférieur à une seule bt actuellement !"
Ensuite nous n'avions bu "qu'un" La Tache 1960 en compagnie de Lalou Bize redoutable dégustatrice !

Raymond,

Si tu relis mes commentaires de la visite à la DRC en juin 2005, je ne prendrais pas mal que tu trouves ma prose un peu connotée ...

Raymond ,

Franchement ce sont les vins qui m'ont captivé , sans négliger pour autant les rencontres instructives voire passionnantes ! Le "génie" , je l'ai trouvé dans le verre .

J'ai bu récemment un NStG les Saint-Georges 1972 de chez Gouges : un bien beau vin avec de la sève à revendre , juste un peu déstabilisé par un voyage de dernière minute .

Charlesv (j'aime bien le v minuscule:) ),

Ce que vous dites sur le NSG 1972 , ajouté à ce que disait François ailleurs me rassure quelque peu sur la RC et les R St V qui me restent de cette caisse.

" Franchement ce sont les vins qui m'ont captivé , sans négliger pour autant les rencontres instructives voire passionnantes ! Le "génie" , je l'ai trouvé dans le verre . " Charlesv

C'est joliment pensé et c'est joliment dit.

Bien cordialement

Nidal