Ce message est écrit dans l'esprit de mes bulletins, pas dans l'esprit de ce forum. C'est la façon dont j'aborde les vins, plus intéressé de les voir briller sur une cuisine exacte que de les juger.
Une idée avait pris corps. L’ami qui nous avait enseigné l’art de Marc Veyrat viendrait cuisiner dans notre maison du Sud pour le réveillon de la Saint-Sylvestre. Il arrive par avion, les bras chargés de cadeaux.
Il est donc opportun d’ouvrir un champagne Salon 1988. Très différent du 1985, il est d’une rare élégance. Il est évidemment puissant, mais ne le montre pas. Il préfère décliner des parfums et des saveurs de pure distinction. Un très grand champagne floral, fruits frais, charmes orientaux. L’option de la poutargue va le typer, sans lui enlever une once de charme. Seule la longueur est à peine affectée.
Une omelette au foie gras et cèpes va se marier à ravir avec un Pavillon sec du Château Guiraud 1964. L’étiquette est amusante, car son design est assez primaire. Mais elle est aussi assez gravement mensongère, car on met en avant : « premier grand cru Sauternes », alors que ce vin sec ne l’est pas. C’est un peu comme si Mouton-Cadet mettait « premier grand cru classé ». En fait ça n’a pas d’importance, car ce vin est extrêmement bon. Très expressif, citronné, fruits jaunes, il montre une forte empreinte en bouche et une longueur rare. Vin de grand plaisir comme le fut le Côtes du Jura blanc 1969, il émerveille par son insistance en bouche. J’aime quand de tels petits vins brillent au moment opportun.
Le matin, à J-2 du réveillon, j’organise un briefing pour définir les accords, les plats, les achats et les approvisionnements. Les bouteilles de ce dîner sont montrées, pour que l’on sente ce qui va leur convenir. La Mission Haut-Brion que je situe vers 1915 appelle obligatoirement une truffe, c’est le consensus unanime de notre conseil d’administration. Je suggère pour le Gilette crème de tête 1949 des mangues et des agrumes, pamplemousse rose par exemple. Notre chef ami a envie d’essayer ce soir un dessert. L’idée séduit. Je range les bouteilles, les plans sont faits.
Nous voilà le soir. Sur une pissaladière, tarte aux oignons agrémentée d’olives, anchois et autres goûts provençaux, le champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996 glisse fort aimablement. Champagne agréable, sans histoire, qui se boit bien. Mieux que cela, c’est un grand champagne.
Le faux-filet venu de Paris provient d’une limousine de l’Aveyron élevée en liberté. La viande a rassis cinq semaines. Des tagliatelles de courgettes au thym citronné et un jus provençal donnent à cette viande au goût intense une originalité rare. Le Mas de Daumas Gassac rouge 1999 est d’un fruit chantant. On sent le cassis et la mûre qui dansent en bouche. Mais c’est le thym citronné qui met en valeur le vin, le rendant d’une émotion qui se combine astucieusement au discours des fruits joyeux. En bouche le vin est beau. On ne peut pas imaginer à quel point le thym citronné l’a encouragé.
C’eut été dommage d’essayer le vin suivant sur la viande. Des fromages dont certains étaient adaptés, mais surtout des restes de la pissaladière ont accompagné le Terrebrune, Bandol 1990, animal, intense. Le fruit n’est plus là. Le vin s’est développé, a pris une trace un peu austère. Mais quel grand vin. Il a simplifié son message, comme le graphisme d’un Gauguin qui résume la sensualité d’une femme, et il en est encore plus grand. Selon les circonstances, on jugerait l’un des rouges devant l’autre. Point n’en est besoin. En fait, le Terrebrune est plus majestueux. Mais la pétulance généreuse du vin de l’Héraut lui donne un charme rare.
La mangue, qu’il fallait bien essayer avant le réveillon - tout prétexte est bon - se présente sous la forme d’un millefeuille de mangues poêlées et pamplemousses roses au miel d’acacia, coulis exotique amer. Et le Monbazillac Louis Bert 1962, bouteille d’une beauté absolue, par l’étiquette au design étonnant et la couleur intense de ce liquide doré trouve dans le plat la même exactitude que celle que l’on avait ressentie dans l’alliance du homard de Yannick Alléno avec un divin Duhart-Milon 1962. Tiens, c’est la même année ! Le Monbazillac, s’il était jugé dans des jurys froids et cliniques serait analysé comme léger, simple, limité en puissance et en trace. Là, avec ce dessert absolument divin, celui qui centré sur des goûts primaires, sait servir le message des vins, le Monbazillac devient sublime. Quand on a la bouche vide, si l’on siffle l’air avidement dans le palais, on est incapable de dire si le goût que l’on ressent est celui du dessert ou du vin, tant l’osmose est parfaite.
Comme pour me narguer, comme pour afficher la fierté du créateur, mon ami déclara : je ne refais jamais deux fois le même plat. Tu auras autre chose dans deux jours sur le Gilette 1949. Je tenais une perfection. Je devrai donc attendre. Nous verrons.
Nous avions précautionneusement gardé pour le déjeuner suivant la moitié du Monbazillac. Le chef le sent pour se remettre en tête son organigramme. Il nous sert des foies gras poêlés et coings, émulsion à la mandarine qui sont la représentation la plus exhaustive d’un vin qui aurait pu être liquoreux mais avait laissé son sucre en chemin. L’accord est éblouissant. C’est sublime. Et l’on voit à quel point une cuisine exacte permet à un vin de devenir grandiose. Le plat l’a vêtu d’habits de lumière. Ce Monbazillac 1962 fut, sur une mangue et aujourd’hui sur un foie gras, un vin de bonheur.