Descendre en cave pour choisir les vins de Noël est toujours une grande excitation. Tant de choix sont possibles. Tant de bouteilles me tendent les bras. J’essaie toujours de tenir compte aussi des bouteilles qui doivent être bues. Je ne m’attendais pas à un tir groupé d’une perfection absolue.
Sur des toasts au foie gras et du jambon pata negra, nous commençons par Château Laville Haut-Brion 1948. La bouteille n’avait pas d’étiquette. La capsule porte nettement le nom du château, et le bouchon est très lisible. Seule l’année est difficile à lire. Le 1 et le 9 sont clairs. Le troisième chiffre est plutôt un 4, et le quatrième est soit trois soit huit. J’opte pour 1948. Le niveau est très haut dans la bouteille, proche du goulot, la couleur est d’un jaune d’or, avec encore le vert de la jeunesse. Le nez est précis, charmant, très pâte de fruit d’agrumes. En bouche, le vin est d’une précision rare. L’acidité est forte. Les agrumes sont nombreux. Ce qui fascine, c’est la complexité associée à une énorme précision.
Nous passons à table, car le vin a été prévu pour le premier plat. C’est une pomme de terre à la crème de truffe et aux abondantes tranches d’une belle truffe. Le plat évoque les produits de la terre et le Laville lui donne un caractère aérien. Il me semble que je suis en train de tenir en bouche l’accord de l’année. Car tout est d’une subtilité invraisemblable. C’est la pomme de terre dans sa pureté qui conduit le Laville à étaler la structure de ses agrumes. Nous nageons dans le bonheur d’un raffinement ultime. La longueur du Laville 1948 est inextinguible.
Ma femme a réalisé l’idéal que je demande aux plus grands chefs. Le filet de biche à la tendreté idéale est cuit sans sauce, dans son sang. Le navet est pur, sans aucune saveur accessoire. Et le Château Mouton-Rothschild 1943 se fait biche quand il est bu avec la biche, et adopte une salinité intéressante quand il suit le navet. C’est un accord aussi éblouissant que le précédent. La bouteille à la jolie étiquette traditionnelle, sans les peintures qui ne commencèrent qu’en 1945 avec le fameux « V » de la victoire, avait un niveau de mi-épaule. A l’ouverture, le bouchon fort imprégné avait une acidité vinaigrée. Mais je décelais dans l’odeur un fond de velours et de douceur qui promettait que le vin serait au rendez-vous. Et il le fut d’une façon spectaculaire. Propulsé par la chair de la biche, ce vin précis, soyeux, a montré un équilibre, une définition pauillacienne parfaite qui impressionne. Il fait partie des grands Mouton que j’ai bus.
La tâche allait être plus dure pour le vin invraisemblable que j’avais choisi. Un négociant Lafite et Cie est installé à Bordeaux. Il a une succursale à Bruxelles. Et là bas, il a imprimé des étiquettes de « château Yquem » et non pas « Château d’Yquem ». Et il appelle son Yquem « grand vin ». En plus, il écrit l’année à la main « cru 1921 ». Et cette bouteille qui a perdu beaucoup de son volume du fait d’un bouchon très rétréci est un sujet d’inquiétude. La couleur est belle, le nez est très agrume. Que va-t-il donner après avoir pris l’oxygène salvateur ? Le dessert consiste en des tranches de mangue juste poêlées sur une assiette, et des quartiers de pamplemousse sur une autre. Ces goûts très purs vont révéler la perfection de cet Yquem. Il est évident que c’est Yquem, et il est tout aussi évident que c’est Yquem 1921. Il a été embouteillé par un négoce belge comme cela se faisait fréquemment. Et nous avons la pureté absolue de l’Yquem 1921, presque parfaite, tant le niveau bas n’a pas affecté sa trame très précise. Un vin à la longueur infinie, au charme d’Yquem, mis en valeur pas des goûts sans complication. Le caramel est un peu moins présent que d’habitude, car les agrumes révélés par les desserts ; sont éblouissants.
Il est impossible de classer ces trois vins tant ils sont différents. Ce qui me frappe, c’est que chacun fut la pure définition de ce qu’il devait être, même lorsque le niveau était signe de danger. Et la pureté clinique des recettes a favorisé les vins qui se complaisent de saveurs pures. L’accord le plus pur, c’est le Mouton 1943 sur la chair de la biche. Mais la pomme de terre crémée de truffe sur le Laville Haut-brion 1948, c’est d’un charme énigmatique renversant. Je n’aurais jamais parié que mes vins atteignent ces niveaux de perfection.

Yquem 1921 pour le réveillon de Noël ... Le rêve de tout amateur d'Yquem!

Cela va être difficile de s'en tenir au 1988 pour le Réveillon du 31 Janvier.

Pourquoi pas un petit 1967 pour faire une petite remontée en douceur ...?

Xtof

Un beau compte-rendu François, sur ces vieux vins que vous affectionnez tant.
On sent surtout à cette lecture que vous avez été heureux en ce soir de Noël ; n'est-ce pas là le principal!
Cordialement.

Hello François,
J'exige une photo de ta cave !

James Javoeux

SOCRATO "not a number, but a free man" The Prisoner

pour avoir une idée sur ma cave (très imparfaite), cliquer sur cave [/u]

François,

Ce Laville Haut-Brion 48 nous a bluffés (noté 18,5/20).

Voici ce que j'en avais écrit en fév 2005 :
Graves - Laville-Haut-Brion 1948
- L’appellation Pessac-Léognan ne date que de 1986.
- Millésime à la qualité improbable, mi-épaule, certainement crème de tête.
- Fragrances d’emblée encourageantes : raisin sec, rhum-raisin, réglisse, zeste d’orange, et ces « coquetteries disgracieuses » (typiquement « croûte de fromage »), touchantes et plus que pardonnables car elles contribuent elles aussi, dans un profil finement oxydé presque salé, à une grande originalité dans la complexité du bouquet. Excentrique nectar de jouvence que ce quinquagénaire bluffant de juvénile cohérence, entier, qui fait l’unanimité.
- J’ai reconnu sans trop de mérite le style du domaine dans ce vin griffé (sauternes sec, impact du sémillon passerillé), après avoir eu la chance de goûter le captivant 1955 chez Roger en décembre 2002 (« Magnifique exemple de longévité pour ce vin d'âge respectable. Bravo ! ») et aussi le très expressif Fieuzal blanc 1962 (LHB 62 s’étant malheureusement révélé bouchonné).

Tiens j'ai presque la certitude d'avoir déjà vu cette cave lors d'un reportage sur les vieux millésimes dans les ventes aux enchères, il y a un an ou deux. Cela se peut-il?

Cela se peut. C'est la cave la plus filmée de Frannce

Eric

En fait, j'ai piqué la photo d'un autre.
C'est pour ça que c'est la même.

J'ai l'impression qu'on me tourne en bourrique.
Ca m'apprendra à être curieux.

Non, c'est la même.
J'ai répondu à la question de Socrato qui disait : "J'exige une photo de ta cave !"
En fait, quand un journaliste veut faire un sujet des vins anciens, il y a des producteurs qui citent mon nom, et une des premières questions qui vient, c'est : "peut-on vous fimer dans votre cave ?". Car me filmer en train de courir un cent mètres, ça ne va pas faire grimper l'audimat !!!

François

Jai répondu à la question de Socrato qui disait : "Jexige une photo de ta cave !" écrit:

Merci, je n'avais pas vu. Par contre, je suis frustré, j'aimerais plutôt voir les bt que les cartons (en plus c'est pas l'idéal pour la conservation !)

SOCRATO songeur

C'est vrai qu'avec de telles bouteilles, on aurait envie de voir une cave voutée avec de la poussière qui cache les flacons et leurs étiquettes!

Enfin, je me garderais bien d'en dire du mal, je suis sur que François a fait le maximum pour une excellente conservation. Ma cave personnelle est infiniment moins prestigieuse et j'avoue un peu bordélique, mais lorsque je la montre à quelqu'un il a intérêt de la trouver belle, sinon me voilà vexé pour au moins une heure ou deux

Et euh... Bravo surtout pour ta collection, j'avoue que lors du reportage j'avais ressenti comme un brin de jalousie

depuis la photo, il y a eu du rangement, et beaucoup de cartons ont disparu.
Ma cave est bonne, et je n'ai pas à me plaindre de dégradations au delà du risque normal lié au vieillissement.
La cave de ma maison est plus naturelle, puisque je n'ai pas besoin de conditionneurs d'air comme ceux que j'ai installés dans la cave filmée.
La caractéristique de ma cave est d'être orientée principalement vers les vins anciens, ce qui lui donne une certaine originalité.

Comme je l'ai dit souvent, l'avantage d'avoir un cave importante, c'est qu'on ouvre plus facilement. On hésite un peu moins.
Lorsque je veux ouvrir une Yquem, je n'ai pas l'impression d'écorner sensiblement ma cave. C'est le principal avantage que je vois.
A noter que c'est 36 ans d'achats qui ont permis d'y arriver.

François Audouze écrivait:
> A noter que c'est 36 ans d'achats qui ont permis
> d'y arriver.

François, nous savons tous que c'est le temps et le soin que l'on y passe, qui fait une bonne cave, plus que tout autre chose. Lorsque je parlais de jalousie, elle n'est pas liée à la possession matérielle ou au prix, ce serait indigne, mais au bonheur que tu dois avoir lorsque tu descend dans ta cave et que tu ouvres un de ces flacons qui ont plus d'un siècle.

Pour ma part, ce sont presque toujours les plus anciennes bouteilles qui m'ont offert le plus d'émotion ; mais pour autant je n'ai jamais eut l'occasion de goûter des vins plus vieux que 1949. Du coup les réceptions de la Maison Bouchard lorsqu'elle ouvre des millésimes 1855 pour de petits groupes d'invités dont tu fais partie, me laissent vraiment rêveur, cela me m'apparait comme une consécration

J'ai bien compris ton sentiment.
C'est vrai que je me sens honoré quand on m'invite à goûter des vins aussi rares.
J'en ouvre aussi de ma cave, parfois plus vieux, mais pas de ceux là.
Lorsque Bernard Hervet m'a dit : "tu sais, il faudra que tu viennes goûter à nos vins. Montrachet 1864, c'est à tomber par terre", je me suis dit qu'il devait y avoir quand même un peu d'exagération (même moi, qui suis pourtant assez bon public pour les vins anciens !).
Et puis j'ai goûté. Et c'est inimaginable. Et quand j'en parle, on se dit : "oui, il fabule". Car tant qu'on n'a pas mis ses lèvres à ces vins, c'est impossible de le croire.
Un forum américain a organisé un voyage en France. j'ai réussi à obtenir de faire un dîner pour eux au chateau de Beaune.
Tous ces gens pensaient que je fabule sur les vins anciens, exagérant les plaisirs que j'avais.
Et ils ont goûté un Pommard 1929 (j'ai préféré une Romanée Saint-Vivant 1906, mais c'était trop complexe pour eux).
Certains m'ont dit : "c'est 30 de certitudes qui s'écroulent tout d'un coup : j'étais persuadé que les vins anciens sont forcément morts, et voilà que je bois le plus grand bourgogne de ma vie".
ça a été la panique pour certains qui ne manquaient pas de dire que mes messages étaient - au mieux - romancés.
J'ai parlé du dernier dîner à Beaune avec 1846 et 1865 sur le forum de Robert Parker. Le spécialiste des vins du New York Times vient d'en parler sur son journal. Tout d'un coup, ce que je dis devient crédible pour eux.
Mais je comprends que c'est difficile à admettre que de tels vins puissent être aussi brillants.

Il est clair que lorsque je me promène dans la cave, j'ai envie de tout boire tout de suite, tant certaines bouteilles m'attirent. Heureusement, j'en ouvre beaucoup, ce qui rend ma cave active et pas passive.
Je serais fou si je ne vibrais pas devant les témoignages les plus beaux du travail de vignerons que je respecte et parfois vénère.

François,
Question naîve peut être pour toi.
Lorsque tu dis "heureusement, j'en ouvre beaucoup", comment ta cave magique ne s'est elle pas tarie? Ces grandes bouteilles de plus de 50 ans ne doivent pas se trouver chez le premier caviste rencontré?
Tes 36 ans d'achats t'ont ils permis de constituer un stock, qui plus est à une époque où certains grandes bouteilles restaient plus accessibles ou arrives tu à remettre les niveaux via des achats actuels?
Les vieux vins ont ils toujours été recherchés ou as tu pu faire des affaires à une époque où ce type de bouteilles était délaissé?
Je me doute que dans tous les cas un budget "conséquent" était nécessaire mais c'est un autre débat.

Bien sûr, il fallait un budget, c'est évident.
Mes achats sont allés en croissant. J'ai démarré calmement et la machine s'est emballée.
Mes achats sont parfois auprès de marchands, mais c'est surtout en salles des ventes que j'ai acheté.

J'ai eu la chance de bénéficier d'achats bon marché dans le passé, mais il faut savoir qu'ils apparaissent bon marché aujourd'hui. Car quand j'ai acheté une caisse de Pétrus 1982, je n'avais pas franchement l'impression d'acheter bon marché et je me demandais si je n'avais pas fait une erreur.

Mes meilleurs achats ont été sur les bourgognes anciens, car à une époque, tout le monde était persuadé que les bourgognes anciens ne tenaient pas la route. Alors, j'ai acheté des Bonnes Mares 1926 pour 60 € par exemple, ou des Musigny 1899 pour moins de 200 €.

Comme j'adore acheter, je continue à acheter, et le volume de ma cave augmente. Mais depuis quelque temps (un an ou deux) je m'efforce d'acheter jeune et de boire vieux. Mais quand l'envie me prend d'acheter vieux, j'y vais.

Compte tenu de son niveau, ma cave me parait inépuisable par rapport à l'échelle de ma vie. Et comme j'ai acheté des tas de lots disparates, je découvre parfois des vins assez incroyables, qui me procurent des plaisirs rares.
Si une "ligne de cave", c'est un cru et une année (ce qui veut dire que si j'ai 100 millésimes d'Yquem, cela fait cent lignes), j'ai plus de 5000 lignes de cave.
ça me permet de boire pendant longtemps sans jamais boire le même vin.

En combinant la passion et le fait que j'avais un budget suffisant, j'ai constitué une cave qui fait rêver beaucoup de gens. Et qui me procure de grandes joies, car je peux piocher dans un inventaire assez rare.
Ce que j'ai bu d'avant 1950 se compte en milliers de bouteilles. J'avoue que j'en suis assez content.

Merci pour la franchise de ta réponse qui suscitera beaucoup envie de la part de pas mal de membres du forum et avec un peu de recul, a provoqué un léger sourire de ma part sur le "j'adore acheter" !
J'espère que tu as protégé ta cave comme la Banque de France car tu dois être sur la liste de tous les visiteurs de cave du mois de décembre de France!
Si je pouvais tenir le s..p qui a vidé la cave de mes parents à l'époque où je ne m'intéressais pas au vin... ...

Et dire que j'aurais pu boire quelques vins d'avant les années 70, sniff...

François,

Quelle jolie série de vins "familiaux".. j'entend par là que ce sont des bouteilles qu'on oserait pas forcément ouvrir lors d'occasions plus officielles.

Et lorsqu'on a de pareilles surprises en sus.. le bonheur!

Curieux, ce Mouton 43.. comme transfiguré par la biche!

Amitiés

Alain

François, je vous ai répondu en privé, mais comme c'est pas évident de s'en apercevoir, je vous fais un petit signe ici