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un présumé Musigny 1928 d'une invraisemblable grandeur

  • François Audouze
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un présumé Musigny 1928 d'une invraisemblable grandeur a été créé par François Audouze

Je vais mettre le même jour deux textes. L'un, celui-ci où un vin inconnu, sans étiquette, fait partie des vins les plus émouvants de ma vie.
L'autre texte sur un autre message, parle de Pétrus 1915. Je m'extasie plus sur le vin inconnu, sans étiquette.
A noter que je conçois les rapports que je fais comme l'histoire de mes émotions, où le culinaire est loin d'être absent. Les puristes rigoureux décortiqueurs des vins n'y trouveront pas leur compte.

* * *

Tout commence chez Marc Veyrat. Un de ses amis nous avait initiés à sa cuisine. Nous nous sommes revus chez lui. Il a réalisé une cuisine d’une sensibilité rare. Ayant gagné un pari contre l’une des femmes de cette équipe, sur un de ces sujets dont le caractère « planétaire » n’a pas à être dévoilé, je choisis d’être invité au restaurant de l’hôtel Meurice, car en outre, ces amis grands gastronomes avaient envie d’entrer dans l’univers créatif de Yannick Alléno. L’enjeu de ce repas dépassant la valeur du pari, je promis d’apporter une bouteille.
Devant préparer les vins de futurs repas et ceux des réveillons, j’erre dans ma cave et je saisis quatre bouteilles, ayant en tête le menu que réalisera le chef. Le choix des bouteilles en cave est un de mes exercices favoris : imaginer les accords possibles est extrêmement excitant.

J’arrive à 17h30 et j’ouvre le bordeaux. Odeur poussiéreuse mais sympathique. Le madère que je situerais volontiers vers 1870 (voire avant) car il est plus ancien que ce que j’ai annoncé à mes amis (1890) a une odeur putride qui me fait peur. Et j’ai raison d’avoir peur, car elle ne veut pas s’estomper. Je m’occupe maintenant des deux bourgognes. Ces bouteilles sont lourdes comme des bouteilles du 19ème siècle, quand on ne comptait pas le poids du verre. Les capsules d’un rouge sang sont identiques, avec la mention très lisible « Chevillot Beaune ». Je vais sur internet pour rechercher ce que pourrait être ce vin sans étiquette, et je trouve un compte-rendu de John Kapon, cet américain fou de vin que j’ai rencontré à New York et à Paris pour partager de grandes bouteilles, qui indique un sublime Musigny Chevillot 1928. C’était à une manifestation organisée par Bipin Desai, cet ami américain qui fait les dégustations les plus extravagantes de la planète. J’avais déjà constaté que nous avons des coups de cœur communs : quand il aime un Pommard 1926, je l’aime aussi, quand il aime une Romanée Conti 1972, je l’aime aussi. J’ai estimé que ces convergences vaudraient aussi en cette circonstance. Il faut en effet un nom pour ce vin, comme on le souhaitait pour ce pianiste en habit échoué sur les côtes anglaises. Alors ce sera Musigny et 1928. L’expérience montra que c’est Musigny. L’idée de 1928 me plait assez, mais si on me démontrait (il est trop tard) que c’est 1899, je ne dirais pas non, pour une brassée d’indices relevés à l’ouverture. Et aussi parce qu’il me rappelle ce Musigny Coron Père & Fils 1899 qui est un des plus grands vins de ma vie. Appelons ces deux vins Musigny Chevillot 1928. Une bouteille est gravement basse et dégage une odeur affreuse à l’ouverture. L’autre a un niveau superbe et les émanations me comblent de joie.

Les bouteilles sont ouvertes et j’attends que mes amis et mon épouse arrivent. Nous avons choisi le menu dégustation en faisant remplacer l’une des viandes par le lièvre à la royale, dont ma parieuse est friande. Je voulais mettre le foie gras à la fin, « à l’ancienne », mais Yannick Alleno me dit que la sauce étant au Chambertin, la logique était plutôt dans l’ordre prévu. J’ai acquiescé. Voici ce menu : délicate gelée de bulots aux langues d’oursin, crème de riz et croûte aux algues / noix de coquilles Saint-Jacques au poêlon, bouillon léger de céleri aux châtaignes fraîches / médaillons de homard bleu vivement poêlés, confit de chou blanc à l’essence de truffe / foie gras de canard poché au vin de chambertin, pâtes gonflées au jus de truffe et fourrées d’une purée de pois /lièvre à la royale, petites pâtes coudées liées à la crème truffée / croustillant de sarrasin, fourré de crème de cabri ariégeois parfumé à l’huile de truffe blanche / cœur de poire rôtie, tuile à la fève de tonka glacée au caramel au beurre salé / palet fondant au chocolat caraïbes, crème glacée aux spéculos.

Nous commençons par un champagne de Souza, cuvée les caudalies non millésimé que je trouve au nez un peu dosé pour mon goût, et en bouche, j’ai moins d’émotion que sur des cuvées moins prestigieuses de cette maison de Mesnil-sur-Oger dont j’aime le style. L’amuse-bouche est un peu la copie conforme du premier plat ce qui me crée une confusion. Le champagne hausse le ton de façon très significative sur le premier plat qui est un exemple de la virtuosité de Yannick Alléno. Il devient d’une justesse extrême, très Mesnil comme je les aime, et la preuve de son adéquation complète au plat est donnée quand on retire l’assiette vide. Le champagne redevient falot, tout en étant, toutes choses égales, un bon champagne. Le plat l’avait transformé.

Nous aurons la preuve inverse avec le second plat. Nicolas Rebut, sommelier compétent que j’apprécie beaucoup nous avait suggéré un Vouvray demi-sec les Monts Domaine Huet 2001. Avec le plat de coquilles Saint-Jacques extrêmement subtil, où le céleri et la châtaigne rivalisent de suggestions délicates, le Vouvray est tout pataud. C’est évidemment un vin de belle facture. Mais là, beaucoup trop affirmé pour le plat. La démonstration contraire de celle du champagne apparut avec la même évidence : dès que l’assiette est enlevée, le pataud devient ballerine, joyeux et fluide en bouche. Le plat l’avait inhibé.

Le homard est un monument de perfection. Que dis-je le homard, la sauce ! Et le Château Duhart-Milon, Pauillac 1962 est invraisemblable. Ce vin ‘est’ la sauce du homard. Il est devenu sauce du homard. A notre table, de redoutables esthètes. L’un d’entre eux, est ému de la perfection gustative de cet accord, qui fait partie d’un des plus beaux que j’aie eu l’occasion de vivre, au point qu’il commence à pleurer de bonheur. Il n’est point besoin de décrire le vin, et l’on en est bien incapable, car le vin « est » la sauce, comme Louis Jouvet « est » le docteur Knock. Le généreux chef ayant eu la riche idée de donner sur table des petites cassolettes de sauce, j’en piratai une, pour m’abîmer dans le plaisir de cet accord incommensurable.

Des deux bouteilles de Musigny 1928, puisque c’est comme cela que nous les avons vécues, laquelle allait être servie la première ? Les odeurs de la plus basse m’avaient interpelé, que boirait-on d’abord ? La bonne ou la mauvaise ? On opta pour la dite mauvaise, mais je voulus goûter les deux. La « mauvaise » est superbe, joyeuse, si on sait faire la part des petites imperfections qui n’agacent pas et ne cryptent pas le message. La « bonne » me cloue sur place. Mon ami qui m’observait fut émerveillé : « comment peux-tu, après tout ce que tu as bu, encore éprouver des sensations aussi fortes ? ». J’avais en bouche une de ces émotions qui m’annonçaient immédiatement qu’il y avait là l’un des plus grands vins de ma vie.

Le foie gras est superlatif. Immense. Avec le Musigny Chevillot 1928 plus fatigué, un accord prodigieux. Et on oublie que le vin a des chaussettes sales. Il dégage cette beauté bourguignonne râpeuse, rugueuse, d’un noble mineur de fond. On peut chercher les sous-bois, champignons, mais qu’importe, sur une chair d’une sensualité de texture et d’une personnalité de goût, le vin est là, serein quoique fatigué, donnant en bouche une myriade de saveurs inattendues.
Le deuxième Musigny Chevillot 1928 est la perfection absolue de la Bourgogne. J’ai pensé à quelques amis grands vignerons de cette région à qui j’aurais aimé faire goûter un bourgogne qui est parfait, pour qu’ils sachent ce qui me fait vibrer de leur si grandiose région. Est-il parfait à cause de Chevillot, je ne sais pas. Mais ce vin, à ce moment, est à un équilibre inatteignable de toutes les composantes de la belle Bourgogne. Râpeux, dérangeant comme je les aime, mais virevoltant pour vous embobiner le palais. Un vin qui rejoint mon Panthéon. J’ai encore, en écrivant ces lignes, la satisfaction d’avoir touché ce qui fait de ces vins des énigmes gustatives paralysantes et confondantes de séduction déroutante. Ce vin a la folie d’un Verlaine quand il écrit ses poèmes les plus beaux, et celle d’Egon Schiele quand il torture sur sa toile les formes et les couleurs. C’est le foie gras du lièvre qui se mariait mieux que le lièvre aux saveurs variables, doucereux sur certaines portions et gibier sur d’autres. J’ai trouvé ce lièvre un peu intellectuel. Je l’aurais aimé plus canaille, plus prolétaire. Mais à chaque chef son interprétation de cette institution.

Il fallait bien sûr que sur le lièvre apparaisse aussi le Madère 1890. C’est ce que j’ai annoncé mais il est beaucoup plus vieux, car son bouchon est l’exacte réplique du bouchon du Chypre 1845 que je vais raconter plus loin : sa taille a la moitié de la dernière phalange d’un auriculaire. Je pestais parce que le voile qui masquait sa valeur n’était pas parti. Mes amis, sont-ils polis ou sincères, l’apprécient. Dans mon coin, j’enrage. Et voici que tout à coup, par un de ces miracles que j’ai plusieurs fois observés, le masque tombe. La pellicule, le voile, qui masquaient la beauté de ce vin, s’effacent et le vin s’illumine. C’est un madère assez curieux car il est joyeux, rond, presque fruit rouge, ce qui n’est pas l’exacte définition d’un madère. Mais c’est beau, chaleureux, remplissant la bouche d’une belle splendeur.

L’ennui, c’est que ce réveil – qui n’effaçait pas tout à fait les blessures, mais on idéalise ce qui se réveille – apparut sur un fromage pas vraiment nécessaire dans le voyage intense que nous vivions. Les desserts raccrochèrent un wagon de délices à ce périple aux sensations d’une richesse inouïe.

Ce repas dégustation révèle clairement trois facettes de la cuisine de ce chef que je compte parmi les plus grands. Il y a la facette virtuose, pour le bulot ou le lièvre, et ce n’est pas celle qui parle le plus à mon cœur. Il y a la facette sentimentale, du cuisinier généreux et sensible, qui s’exprime dans le foie gras et la coquille Saint-Jacques. Là, je le suis, car on est dans la ligne de mes vins, qui aspirent à cette finesse. Enfin il y a le homard, que Yannick traite en empereur, chef d’œuvre de sérénité.

Un chef explore des pistes différentes, car il en faut pour tous les goûts. Et Dieu sait s’il n’existe pas un seul goût. Le Duhart-Milon fut d’une exactitude inégalable. Un Musigny 1928 fut « la» plus belle expression possible de la Bourgogne. De tels moments sont d’une richesse infinie.


Cordialement,
François Audouze
12 Déc 2005 13:30 #1

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Bravo François..
Encore un grand moment de lecture!

Il y a une dizaine d'années chez un grand "collectionneur" genevois, j'ai eu l'occasion de goûter à un Madère.. 1840 (ma deuxième plus vieille bouteille jamais bue). Au-delà d'une bouche un peu poussièreuse, c'était très émouvant.
Mais je crains qu'il n'ait pas délivré le bon message car mal aéré (ouvert et servi tout de suite de crainte qu'il ne s'effondre!).

A l'époque, on ne connaissait pas la méthode "Audouze"!

Amitiés
Alain
13 Déc 2005 09:08 #2

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Réponse de François Audouze sur le sujet Re: un présumé Musigny 1928 d'une invraisemblable grandeur

Les Madères traversent bien le temps.
Comme pour les Jerez, l'effet de l'âge n'est pas aussi spectaculaire que sur d'autres vins.
On perçoit beaucoup mieux l'émotion créée par un siècle lorsqu'un vin rouge ou un blanc sec a réussi à rester vivant.

Certains d'entre vous l'ont sans doute déjà constaté, si on vous sert un Armagnac 1948 et un Armagnac 1848, bien sûr qu'il y aura une différence, le plus vieux étant plus rond. Mais l'écart de goût est assez intellectuel. On est forcément ému de boire un alcool de plus de 150 ans, donc ça change l'impression ressentie.
Alors que quand on goûte un rouge ou un blanc de 1870, il y a une telle différence de goût avec les vins actuels qu'on est très impressionné si le vin a tenu.

Mes amis qui participaient à ce dîner m'ont tous écrit des mails à la suite du repas en disant que jamais ils n'auraient soupçonné que des goûts de cette intensité et de cette ampleur pouvaient exister.

C'est cela que j'essaie de communiquer, car j'ai envie que ce patrimoine de vins anciens soit bu avant qu'il ne soit trop tard. ça me motive de prendre cette cause comme objectif, d'où mon envie de crier, de hurler, que ces vins sont bons.
Et c'est pour cela que j'ai voulu mettre en perspective en deux messages distinct ce que j'aia bu en moins de 24 heures : un Pétrus 1915, rareté absolue, mais qui a un goût influencé par l'âge, à coté d'un vin sans étiquette, mais qui est là, et qui est tellement émouvant qu'il me donne des sensations inégalables.

Après-demain, je vais ouvrir un Chambertin 1911. Je suis quasi certain que le vin sera immense. C'est ça ma joie, que j'essaye de communiquer autour de moi, pour donner envie d'entrer dans ce monde inouï de gratification. Et ce Chambertin, quand je l'ai acheté, je l'ai payé moins cher que ce que me vaudrait un Carbonnieux 2001 aujourd'hui. Ce n'est donc pas un monde inaccessible, du moins quand je m'y suis massivement intéressé.


Cordialement,
François Audouze
13 Déc 2005 12:52 #3

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Réponse de Winer Jammer sur le sujet Re: un présumé Musigny 1928 d'une invraisemblable grandeur

Ah mais si, c'est inaccessible, les prix sont complètement différents maintenant !
A mon avis il n'y a aucune difficulté à convaincre que les vieux vins peuvent être bons, pas besoin de crier, le problème est financier; un simple coup d'oeil sur un catalogue de vente permet de le vérifier.

Winer

La Pomerol Attitude
winerjammer.site.voi...
13 Déc 2005 23:01 #4

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Réponse de François Audouze sur le sujet Re: un présumé Musigny 1928 d'une invraisemblable grandeur

C'est justement des jugements comme ceux de Winer qui me poussent à agir.
Pour que ces vins se boivent. L'académie des vins anciens répond à ce besoin. j'en parlerai dans le sujet approprié.

Je reçois tous les catalogues, donc je sais ce qui se passe, et je suis furieux de voir que la folie a gagné les ventes. D'après ce qu'on m'a dit, les dernières ventes se sont faites très nettement en dessous des estimations basses des experts.

Hélas, la loi de l'offre et la demande ne va pas arranger les choses. Raison de plus pour qu'on fasse tout pour que des vins anciens accessibles se boivent.

Et quand un vin sans étiquette (le 1928 que j'ai plus qu'adoré) donne ces résultats, il y a de l'espoir.

En tout cas Winer, merci de votre amabilité.


Cordialement,
François Audouze
13 Déc 2005 23:25 #5

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