Le plaisir du père, le plaisir du fils
Chaque année au mois d’avril, c’est la même histoire. Une belle histoire. Une histoire commencée il y a bientôt neuf ans par l’arrivée d’un p’tit gars baptisé « Brin de lardon » par sa sœur ainée. Une histoire qui grandit un peu trop vite. Comme ma cave… Après avoir usé et abusé du prétexte de l’année de naissance pour accumuler par dizaines des bouteilles de toutes régions du millésime 2007 « pour plus tard », les armoires à vin débordent de flacons dont certains nourrissent mes rêves œnologiques les plus fous. « Il faudrait penser à déstocker » me dis-je en contemplant les bouteilles éparses dans le garage. Ça tombe bien, l’appel symbolique du millésime s’apprête à raisonner une nouvelle fois avec l’arrivée prochaine de l’anniversaire du fils prodigue.
Heureusement, il n’y pas que de grands vins de garde en réserve. Certaines bouteilles sont prêtes à boire, toutes proches de leur plateau de maturité. Un peu comme mon fils, les doigts dans le nez et les dents en éventail en moins. Ici une Pialade me fait de l’œil. Tiens, un Cornélie me fait signe. Sans parler du Gallety, celui qui m’a fait découvrir le domaine et l’adorer. Les choix vont être durs cette année. Ce sera pire au fil des ans, lorsque les bébés de ma cave arriveront peu à peu à l’apogée. Un problème de riches. Les enfants savent que des dizaines de bouteilles de leur année de naissance dorment dans la cave. Pour l’heure, je suis le seul à m’en réjouir. Alors je les regarde de temps en temps, pour de vrai en les triant de temps à autre, ou bien virtuellement en parcourant mon inventaire de cave. Aujourd’hui, il est filtré sur 2007, un millésime pas trop mal un peu partout, peut être grandiose sur certains domaines. Le temps dira si j’ai fait une bonne pioche.
Je ne m’étends pas trop sur mon excitation œnologique à l’approche de son anniversaire. D’une part parce que ça n’intéresse que moi. D’autre part parce que j’ai eu assez de larmes comme cela en expliquant très adroitement à mon fils que l’on boirait une bouteille de Guiraud tous ses 10 ans, et qu’il boirait la dernière de la caisse en souvenir de son vieux père. Effet boomerang garanti. Bon depuis on parle foot ou Pokemon et j’essaie tant bien que mal de répondre aux questions du genre « Est-ce que la Russie est plus grande que la Lune ? » ou bien « Pourquoi il n’y a pas que des mercredis ? » , mais pour ce qui concerne la magie des grands Sauternes à maturité, on va attendre encore un peu. Je joue plutôt la carte du plaisir intérieur et égoïste, la projection du plaisir d’ouvrir ce Domaine des Tours qui me fera à coup sûr monter dans les… tours, à moins que ce ne soit un Fonsalette, peut être trop jeune, mais tellement excitant.
Face au choix dramatique qui m’attend à l’approche de son anniversaire, je peux compter sur deux conseillers bien avisés. Ma femme tout d’abord, qui n’y va pas par quatre chemins : « Tu prends celui que tu trouves en premier et qui me plaira, de toutes façons si tu les as choisi c’est qu’ils sont bons et prêts à boire, non ? ». Simple, rapide et efficace, et non dénué d’un sous-entendu ironique sur mes choix viniques parfois discutables pour son palais délicat. En général, je préfère le plan B. C’est là qu’intervient mon fils, encore lui. Et oui, autant son intérêt pour le liquide de son repas d’anniversaire s’arrête à peu près au choix entre un jus de pommes et un Oasis, autant le solide est critique pour la réussite de la journée. C’est qu’on ne rigole pas avec le plaisir des papilles à la maison ! C’est la règle : à chaque anniversaire, les parents laissent le choix du menu à celui, ou celle, qui devient un peu plus grand. A l’approche de l’évènement, les souvenirs sont convoqués, on se rappelle des meilleurs repas : « Tu te souviens de la moussaka de Maman ? Tu en avais pris 3 fois ! » auquel il répond « Oh oui et les lasagnes mexicaines, elles étaient trop bonnes ! ». On discute, les idées fusent, les propositions de plats s’enchainent… et les idées d’accords germent silencieusement. Il n’y a pas à dire, ces repas d’anniversaire, c’est toujours une bonne occasion pour ouvrir une bonne bouteille et faire un bel accord. Et cette année, pour ses neuf ans, je sens que ses goûts s’affinent, il devient plus
difficile exigeant. [Mode «J’y crois encore » = ON] Peut-être est-ce le fruit de nos efforts à le sensibiliser sur ce que l’on mange ou bien de le laisser choisir un menu adulte au restaurant ? [Mode « Etre père, influence, manipulation et illusions » : OFF].
L’heure des choix a sonné. C’est ça être grand, c’est savoir faire des choix. Je le sens hésitant. Vas-y fils ! Fais-
moi toi plaisir ! Les noms des bouteilles éligibles défilent dans ma tête comme les symboles sur un écran de machine à sous. Je suis plus excité que lui. Il hausse les épaules :
- Bon Papa, tu sais pour mon anniversaire ce qui me ferait le plus plaisir, c’est un bon steak haché avec des frites et de la sauce barbecue.
- Ah bon ? Pas de moussaka ?
- Non un steak et des frites c’est très bien.
- Un filet de bœuf tu veux dire ?
- Non non et maintenant je peux aller jouer à l’ordi ?
Discussion terminée. Décision irrévocable. Un steak frites. Je ne l’avais pas vu venir. Je reste sans voix. Mes idées d’accords s’écroulent comme un château de cartes. Qu’est-ce que je vais bien servir avec un steak frites ? Un 2007,
vraiment ? Tout cela me semble tellement inutile d’un seul coup. Petite déprime. Bon je vais en faire quoi de ces bouteilles prêtes à boire qui n’intéressent personne ? Je ne vais quand même pas attendre quinze ans pour qu’un post adolescent tout épilé me demande
mes Reynaud pour impressionner des copines qui carburent à la bière rosée ! La frustration du rendez-vous manqué tout juste passée, j’élabore déjà ma stratégie de repli : je crois que je vais profiter d’une prochaine soirée avec les copains pour assouvir ma soif de 2007. Ca nous changera des 2011… J’en vois déjà qui sourient. Et qu’importe ce que j’ouvre finalement pour ce repas d’anniversaire. Bouteille ou pas, une chose est sûre : j’en connais un qui sera bien gâté !
Bon anniversaire mon Louis !
Sylv1