Prenons l'exemple suivant: en 2011, des zoologistes cambodgiens découvrent une nouvelle espèce de lézard aveugle et dépourvu de pattes. L'animal vit sous terre, comme un ver. Comme un ver, il n'a besoin ni d'yeux ni de pattes. Qu'est-ce que cela signifie ? Que la nature a horreur du vide biologique, et s'applique à le combler avec un acharnement méthodique. Peut-on dire que le fait de perdre yeux et pattes constitue pour le lézard un signe d'évolution notoire ? Je ne dirais pas ça. On pourrait même, quelque part, y voir un signe de régression. Peut-on parler d'adaptation ? Oui, dans la mesure ou le lézard est mieux adapté à la vie sous terre sans ses pattes et ses yeux, qui ne lui étaient plus d'aucune utilité. En même temps, pourquoi vivre sous terre ? Cet exemple montre bien que le vivant est animé par une dynamique de colonisation de son environnement, qu'il s'agisse ou non de ce qu'on pourrait appeler son « milieu naturel ». Il ne transforme pas son environnement, mais se transforme lui-même, personnellement, modifie ses caractéristiques pour s'adapter à lui. Sa prolifération éventuelle modifie ensuite son environnement, à travers les espèces qui l'entourent et vont devoir composer avec sa présence, de sorte que lui-même va devoir s'adapter aux conséquences de sa présence sur les lieux, etc, etc. Le vivant fait partie intégrante de son environnement, et rien ne permet de l'en distinguer fondamentalement. L'environnement EST vivant. La tendance est à la vie, pourrait-on dire. Pourvu que ça dure. L'adaptation de l'un à l'autre est réciproque et consubstantielle. Je parlerais volontiers, à la base, de « réorganisation spécifique », capable de se reproduire pour coloniser le terrain. Sauf que la reproduction en question n'est pas un duplicata et tout point conforme et identique, mais induit à chaque fois des modifications plus ou moins notoires. Entre les colonies bactériennes paléoarchéennes et l'époque actuelle, il s'est écoulé plus de 3,5 milliards d'années, mais les bactéries sont toujours là, omniprésentes, des profondeurs océaniques à celles de nos intestins. On estime, par exemple, qu'il y a 10 fois plus de bactéries dans le corps humain que de cellules humaines proprement dites. La prolifération semble être la préoccupation majeure du vivant, régie par des lois d'équilibre et de tensions permanentes. Equilibre, tension, voilà des mots qui parlent aussi à l'amateur de vin. L'évolution, c'est la transformation, et rien n'est jamais gagné. Les dinosaures ont « évolué » pendant plus de 150 millions d'années pour finalement disparaître massivement du jour au lendemain ou presque. Leur seule présence, leur prolifération, avait modifié l'environnement de façon significative, alors qu'ils étaient censés s'adapter à lui et le préserver à priori. Paradoxe toujours d'actualité. Mais là encore, plus que de modification, j'évoquerais une réorganisation permanente du monde et ses composants. Nous-mêmes n'avons fondamentalement rien inventé, mais nous ne cessons de réorganiser les choses pour leur donner une forme, une apparence inédite. S'adapter, modifier, c'est réorganiser, et le principe moteur de la réorganisation, c'est la reproduction et le principe d'imperfection qui lui est attaché. Je veux dire par là que la copie n'est jamais rigoureusement conforme, identique, mais consiste toujours en une réorganisation plus ou moins « ressemblante » des composants du modèle. Quand vous voulez faire bio, vous partez du principe qu'il faut copier, imiter la nature le plus fidèlement possible, c'est à dire la laisser faire toute seule au maximum, être le plus discret et contemplatif possible. Par contre, quand vous pulvérisez des insecticides à tout va et bourrez les sols d'engrais chimiques, vous êtes en quelque sorte dans la reproduction médicalement assistée. Même si l'approche est différente, le principe est le même, la pulsion (je n'ai pas dit sexuelle) identique. Et, au-delà des différences conceptuelles, la réorganisation est visible : parcelles, taille, rangs, tas de pierres, voilà bien ce qui saute aux yeux de prime abord. Les plantes comme les gens se reproduisent. C'est le maître-mot. Et faire du vin, c'est aussi se reproduire ou chercher à le faire. Pas se reproduire physiquement mais intellectuellement, à travers des produits qui « vous ressemblent », ressemblent à l'idée que l'on de fait de soi. Des vins droits, honnêtes, aristocratiques, natures, sophistiqués, subtils ou tordus, fins ou bruts de décoffrage.
Il se peut donc, pour en revenir à nos amis les vers, que la bio-D induise une réorganisation (provisoire ou définitive) du cheptel dans les sols, mais je ne pense pas que cela ait une importance primordiale.