Sens, un samedi...
18h00
Portières qui claquent, bruits de pas dans le couloir. Les premiers invités arrivent. Les bras sont chargés de victuailles, pâtés en croûte maison, jambonneaux, salade de lentille, persillé, gâteaux divers. Des contenants variés sont extraites des bouteilles, les magnums dépassant d’une tête leurs consœurs. Les rouges descendent en coulisse pour se tenir prêts. Les blancs rejoignent une piscine d’eau glacée, en quinconces, comme des sardines en conserve. Les nez se lèvent vers le ciel encombré, l’air interrogateur. Dans le salon, un peu à l’écart, les musiciens discutent, extraient leurs instruments des housses. Dehors, quelques bières font leur apparition dans les mains des voyageurs assoiffés. Le règlement proscrit le vin avant la musique. Certains trompent leur frustration en dégustant leur Leffe dans un verre inao.
19h15
La clameur s’estompe progressivement. Chacun prend place, qui au premier rang, qui sur un coin de marche, qui un peu plus loin, dehors. Les musiciens finissent d’accorder leurs instruments rendus capricieux par le temps, et entament leur improvisation. Ils se cherchent, s’écoutent, se rencontrent, entrent en vibration. Puis chacun reprend son chemin, explorant la tessiture décuplée de cette alliance inhabituelle : guitare, contrebasse. Par moment, le cri des instruments devient primal, se mélange avec la respiration des musiciens, au point que l’on ne sait plus si un oiseau a chanté dehors, si c’est l’estomac du voisin qui grogne ou la corde de mi qui roule.
20h00
Affamés par la première partie, auditeurs comme musiciens investissent bruyamment la cour où les tables débordent de mets divers. Il est manifeste que chacun a fait un effort particulier, a mis du temps dans les préparations afin d’offrir à l’assemblée un bon morceau de goût et de convivialité. Comme il est agréable de goûter ces plats faits maison, préparés pourtant par des convives que l’on rencontre ici parfois pour la première fois.
L’amateur éclairé qui connaît les usages des lieux est venu entraîné. Il ne s’agit pas en effet, de se perdre entre 2 parts de tourte au moment où, à 10 mètres de là, est débouché un flacon digne d’intérêt. Les conversations interrompues habilement pour filer à l’anglaise (« ah bon t’es éditeur ? Attends bouge pas je reviens… ») laissent place aux bras tendus, plébiscite éphémère du porteur de bouteille. On a vu jadis des Coche vidés en moins d’une minute, on s’est juré de ne plus louper telle occasion.
Vincent Dauvissat ouvre Forest 2011. L’attaque douce se prolonge d’une bouche cristalline. L’ouverture du vin, son impression de fruit mur, plus qu’à l’habitude qu’ont les dégustateurs du domaine, relance la discussion sur l’âge auquel boire les chablis. Il est merveilleux de constater que certains débats sans fin sont rouverts avec délice par les amateurs, jamais lassés d’arbitrer entre la diversité des goûts, des expériences, et la quête d’une vérité qui n’existe que dans les conversations.
Ici, un pur bourboulenc de Rochefort du Gard, gourmandise. Là, on ouvre un blanc estampillé bio et nature et provenant de l’Ardèche. Etrangement son propriétaire semble absent. Robe trouble. Tiens c’est pas mal cette affaire, qu’est-ce t’en penses ? Bah oui dis donc… Le propriétaire apparaît enfin : alors vous en pensez quoi ? Normalement c’est pas bon… On retourne en territoire connu avec un Sancerre de François Cotat… Le cheverny 2009 d'Hervé Villemade enchante. Vincent Dauvissat dégoupille quelques magnums, Preuses 94, plus épanoui, moins corpulent que Clos 99 encore tout en puissance retenue. On frise l’émeute… Et les discussions repartent de plus belle, dominées par les récits de vacances et le vin (qui constituent parfois le même sujet).
21h30
L’entracte dans ce repas se précise lorsque quelques notes se font entendre. Cette fois, le silence est plus long à se refaire. Les musiciens reprennent de plus belle et partent explorer de nouvelles tonalités, transformant occasionnellement leurs instruments en percussion. Je garde un petit verre tiré de ce magnum de Bourgueil 1993 de Pierre Jacques Druet, inattendu, génial, pour le finir en musique.
23h00
La soirée se poursuit, intense moment de partage, de rencontre, où les sens sont comblés tour à tour. Quelques mètres plus bas, quelques milliers de bouteilles immobiles sur leurs casiers vibrent très doucement au rythme de ce tranquille brouhaha.
Les invités-auditeurs les plus pressés commencent à disparaître dans un sourire. Ceux qui sont venus de loin logent là, ou chez des amis, des voisins, parfois rencontrés pour la première fois et pourtant déjà intimes, quelque part.
Vingt, trente bouteilles, plus peut-être, sans doute, auront été ouvertes. Les plus motivés continuent de bavarder, de musique, de vin, de la vie. On m’a dit que vers 3h30 une bouteille était remontée de la cave et qu’à cette occasion, le contrebassiste avait repris son instrument pour les 5 ou 6 marathoniens encore vaillants, et qu’on avait bavardé ainsi jusqu’à 5 heures…
Merci à l’organisateur de ce moment, accord parfait entre vin, musique et amitié. Un moment qui rend optimiste.
[size=x-small][edit : petite correction ligérienne...][/size]