Le vin, c'est une plaisir d'abord esthétique. Mais notre sens du goût est tellement primitif, sous-développé et mal raccordé à notre intellect que nous avons souvent bien du mal à cerner ce qu'est la dégustation (et un bon dégustateur). On peut cependant opérer par analogie (avec toutes les limites que cela comporte) avec d'autres champs de l'expérience esthétique en ce demandant : qu'est ce qu'un bon observateur de peinture ? Qu'est ce qu'un bon auditeur de musique ? La réponse n'est pas plus évidente.
Quel est le rôle de la connaissance livresque, théorique, de connaitre par coeur toutes les notes de Broadbent, la liste de tous les climats de la côte de Beaune, etc... ?
Quel est le rôle de l'expérience, d'avoir déjà tout bu, ou au moins assez bu pour deviner le reste (j'ai bu des Pétrus mais pas 86, en revanche j'ai bu d'autres 86 de Pomerol, si je bois un Petrus 86, je saurai le deviner sans l'avoir jamais bu).
Quel est le rôle de l'acuité des papilles ? Les individus sont plus ou moins doués globalement (et les femmes plus douées que les hommes), et presque personne n'a un appareil sensoriel gustatif parfaitement équilibré.
En fait, les trois aspects se nourrissent et se renforcent pour faire un vrai bon dégustateur. Le pur surdoué des papilles qui ne connait rien est il un bon dégustateur ? L'otaku qui a tout lu sans jamais rien boire ? Non. Ce qu'il faut voir, c'est que comme pour la vision, le goût, c'est 90% le cerveau 10% les papilles. C'est un processus cognitif complexe qui opère dans un dialogue entre trois dimensions : sensorielle, intellectuelle, affective, le tout relié par la mémoire et l'intelligence. Le bon dégustateur sera celui qui arrive à marier les trois pour qu'elles s'enrichissent mutuellement et enrichissent globalement l'expérience de la dégustation.
En particulier, je suis partisan de la théorie qui veut qu'il n'est pas possible de manier une idée tant que le langage ne lui a pas attribué un nom : le langage structure la pensée. Pour la dégustation, il en va de même, et un bon dégustateur sera celui qui a appris le grammaire des goûts et aura rassemblé un vocabulaire étendu ( Frédéric Brochet : "déguster, c'est représenter" )
Autre caractéristique d'un bon dégustateur : celui qui sait faire la part des choses et se concentrer sur le message de ses papilles en faisant abstraction de tout les artefacts qui viennent souvent l'influencer : la bouteille, l'étiquette, les commentaires des autres dégustateurs, etc... Tout le monde sait que, plus que dans tous les autre champs perceptif, le dégustateur est hautement influençable et facile à piéger. Relire les travaux de Frédéric Brochet encore, ou comment un même vin sera perçu et décrit complètement différemment par des experts selon qu'il est placé dans une bouteille de vin de pays ou de grand cru. Ou comment les mêmes trouvent de la framboise et du cassis dans un chardonnay teinté en rouge.
Dernière chose, beaucoup moins abstraite et intellectuelle, et plus du champ de la morale : un bon dégustateur est quelqu'un qui sait partager la richesse de son expérience, qui sait enrichir et augmenter le plaisir d'autrui, sensoriel, sentimental et intellectuel. Ce qu'il perçoit en plus, il aura la capacité de l'exprimer et de le faire percevoir aux autres.
Voila le truc : augmenter le plaisir de tous
[size=x-small]BROCHET, F. 1996. Le langage de la dégustation au crible de l'informatique. Les Cahiers de l'Amateur de Bordeaux, Hors-Série, 49-51.
MORROT, G. 1999. Peut-on améliorer les performances du dégustateur ? J. Int. Sci. Vigne Vin, Hors série "La dégustation ", 31-37.MOSCOVICI, S.1984.
BROCHET, F. 2001 : La dégustation - Etude des représentations des objets chimiques dans le champ de la conscience. Académie Amorim
LEGLISE, Max : Une initiation à la dégustation des grands vins, J. Laffite 1999
PEYNAUD E, et BLOUIN, Jacques. Découvrir le goût du vin. Dunod Masson 2005
GOODE, J. Wine and the Brain in SMITH, Barry C. Question of Taste - The Philisophy of Wine. Oxford University Press 2007
GOODE, J. Experiencing Wine, Why Critic Mess Up (Some of the Time) in Wine and Philosophy, Wiley-Blackweel 2008[/size]