La voiture avale le bitume de l'autoroute depuis une vingtaine de minutes.
Même s'il fait nuit depuis plusieurs heures, la toile obscure semble s'épaissir et devenir plus enveloppante.
Au loin, l'ombre des montagnes dessinent leurs esquisses. Le trafic se raréfiant, les éclairs de phares des véhicules croisés commencent à s'estomper.
Il est 1h 30 du matin, les vagues de fatigue font entendre leurs grondements sourds, et s'insinuent de manière sournoise, méthodique, rythmique dans mon corps.
J'apprécie cette période singulière, silence non auditif mais temporel, transition entre la déliquescence de l'action factuelle et l'ébauche de l'empreinte qui va lui succéder.
Se détacher de l'évènement pour pouvoir mieux l'apprécier. S'en éloigner pour mieux l'appréhender.
C'est à cet instant, que les impressions de sensation ou de réflexion , selon les théories de Hume, semblent atteindre leurs paroxysmes expressifs, comme s'il fallait pouvoir et devoir se libérer de l'instant-prétexte, de son ambiance, des ses sons, des ses couleurs, avant que de ne pouvoir espérer formuler une opinion dont on puisse se dire qu'elle nous appartient.
J'avais organisé mes rendez-vous de travail afin de pouvoir effectuer le trajet me menant, Aux Plaisirs Gourmands, dans la sérénité. Cet état d'esprit me semblait nécessaire pour m'accompagner à la soirée qui s'annonçait.
L'atmosphère de cette fin d'après-midi de Mai était douce, contrastant avec la morosité grise et pluvieuse des semaines précédentes. La nature était rieuse, colorée, belle. La voix envoûtante de Beth Gibbons rythmait les kilomètres.
Le thème de la dégustation à laquelle je me rendais était excitant : Vosne -Romanée autour des vins du domaine de La Romanée-Conti.
Le titre de la pièce, son auteur, le nom des acteurs qui allaient la jouer, laissaient présager des espérances heureuses. La rareté du programme proposé, son prestige, son prix pouvaient néanmoins facilement m'amener à céder à une quelconque complaisance.
Je me promettais de ne point succomber à la nature transcendantale de l'étiquette.
J'arrivais, comme je l'avais souhaité assez tôt pour saluer et échanger quelques mots avec les autres participants. La plupart d'entre nous se connaissaient , quelques uns étaient des amis, d'autres des connaissances croisées au gré de différentes dégustations. Quelques uns étaient des vignerons reconnus.
Alors que je m'installais, il me revint des propos d'Anselme Selosse lus dans " Une promesse de vin" : " chaque vin est une musique dont on pourrait dire que la vigne est une partition, les raisins, les notes et le vigneron , le chef d'orchestre."
Je décidais de donner cet éclairage à la dégustation.
Le
Vosne-Romanée 1er cru Les Beaumonts 1997 de Jean-Jacques Confuron est le premier vin à nous être proposé:
Robe évoluée aux bords acajou. Nez plaisant d'épices, de chocolat, de tabac, de sous-bois.
L'attaque, en bouche est franche mais vite dominée par une acidité dure, marquée, tartrique qui donne un caractère rigide à l'ensemble.
Le chef d'orchestre n'a semble t'il pas voulu respecter les notes.
Vosne -Romanée 1er cru Les Petits Monts 2006 de Nicolas Potel :
Robe rubis. Nez sur la cerise . Bouche équilibrée, fruitée sans grande personnalité.
Le vin joue une petite musique de chambre guère passionnante.
Vosne-Romanée Vieilles Vignes Les Beaumonts 2002 du dom. Perrot-Minot :
Robe profonde. Nez de cerise amaretto. Bouche puissante, mure, belle sève, milieu de bouche un peu floue qui finit sur une acidité courte qui ramène un peu de fraîcheur.
Pourquoi vouloir jouer un Concerto de Mozart à la façon de Beethoven?
Vosne-Romanée 1er cru aux Brulées 1999 de Jean Grivot :
Belle robe rubis profonde. Nez complexe, difficile à définir mais intéressant. Bouche tendue, manquant un peu de chair avec des tanins marqués. Longueur honnête.
L'interprétation semble manquer de lumière.
Vosne-Romanée Les Malconsorts 2004 de François Lamarche :
Robe rubis classique. Nez complexe, élégant mêlant des notes florales, du tabac, du chocolat et du menthol. Bouche équilibrée dans laquelle on retrouve l'élégance du nez, fraîche, qui pinotte, finissant sur une acidité fine.
Ce n'est pas une partition géniale mais l'interprétation est juste et cela peut suffire à nous rendre heureux.
Vosne-Rosmanée Les Malconsorts 2005 de Dujac :
Nez complexe, profond, presque racé après une légère réduction.
Bouche élégante, à la trame serrée, à la matière impressionnante dans laquelle on retrouve des arômes de violette et de fraise écrasée. Belle finesse de tanins .
Interprétation brillante mais légère réserve dans la mesure où la puissance de l'orchestre déséquilibre la finesse de la partition.
Vosne-Romanée Les Malconsorts 2005 du dom. de Montille :
Il s'agit des mêmes vignes que celles du vin précédent puisque les domaines Dujac et de Montille ont rachetés conjointement les vignes du domaine Thomas.
Nez de fruits rouges (framboise, cerise) avec des notes de menthol.
Bouche fine, équilibrée, texture élégante avec un très beau milieu de bouche, tanins veloutés, mais la fin de bouche est dominée par le bois.
Donc ici aussi, belle interprétation dans laquelle l'accentuation inutile de certaines notes nous gênent légèrement.
Vosne-Romanée 1er cru Les Malconsorts 2006 de Nicolas Potel :
Bien sûr ce n'est pas le même millésime mais l'interprétation sans grande faute n'est guère passionnante, presque ennuyeuse.
Echezeaux 1997 du Domaine Prieur.
Belle robe rubis au début de son évolution.
Nez complexe, raffiné, sur des notes tertiaires d'humus et de sous-bois.
Bouche fraîche, veloutée, solaire, longue acidité fine. Très beau vin.
Je le vois comme un très beau Concerto pour violon avec des accents Brahmsiens dont le (la) soliste serait une femme comme Anne-Sophie Mutter.
Echezeaux 2005 du Domaine Prieur :
Même terroir, mêmes interprètes, mais perception très différente du vin.
Nez peu expressif un peu lacté.
Bouche dense, charnue, mais un peu terne semblant bridée par son élevage qui fait ressortir une dominante boisée. Vin à revoir dans une autre phase.
Echezeaux 1999 du Domaine de La Romanée-Conti :
Nez complexe, dans lequel se mêle la cerise, l'eucalyptus, de l'humus et de l'orange confite.
Bouche ample, racée, parfaitement dessinée, à l'acidité longue et à la texture noble.
Que dire sinon que ce type de vin pourrait être une métaphore du "Grand Style" nietzschéen.
Grands-Echezeaux 2004 du domaine de La Romanée-Conti :
Robe moins profonde que celle du vin précédent.
Nez sur la réserve avec des notes florales prédominantes.
Bouche profonde, minérale, tendue, parfaitement structurée. Le vin se campe dans son intériorité pour le moment. Un vin d'ascèse.
Vosne-Romanée 1er cru Duvault-Blochet 1999 du domaine de La Romanée-Conti :
Nez agréable, net.
Bouche équilibrée, mais manquant de profondeur, avec un finale qui sèche un peu.
On imagine une composition de jeunesse avec des musiciens de qualité.
Romanée Saint-Vivant 2004 de Follin-Arbellet :
Le nez est flou et la bouche est dominée par une acidité malique.
Le problème depuis que Newton a introduit la relativité est que ce qui est moyen dans un ensemble de haut niveau apparaît médiocre.
C'est malheureusement ce qui arrive à ce vin.
Romanée Saint-Vivant 2004 du Domaine de La Romanée-Conti :
Nez complexe mêlant les épices (poivre), les fruits, les fleurs.
Bouche fine, à la texture serrée, minérale, élégante, avec comme seul bémol un grain de tanins manquant d'un peu de noblesse à ce stade.
Richebourg 1997 du Domaine Anne Gros :
La robe est rubis avec un début d'évolution.
Nez envoûtant comme une promesse de voyage , complexe, avec un peu de volatile, mêlant les notes d'humus, de tabac , fleurs fanées, quelques épices douces.
Bouche sensuelle, pleine,sauvage, solaire, avec une texture veloutée .
On l'imagine telle Schéhérazade dans la Flûte Enchantée.
Richebourg 2004 du Domaine Anne Gros :
Le vin est complètement fermé, dissocié . Le nez est flou, avec des notes de tabac froid et d'asperge. Il faudra le revoir.
Richebourg 2000 du domaine de La Romanée-Conti :
Robe rubis moyenne.
Nez complexe, de tabac, orange confite, menthol, fleurs séchées. Un régal.
Bouche d'une élégance folle, sensuelle, à la texture gracieuse, avec une finale magique de finesse et de définition.
Métaphorique de "l'Eternel Retour ".
La Tâche 2004 du Domaine de La Romanée-Conti :
Robe profonde intense.
La légère réduction du 1er nez évolue à l'aération sur des notes empyreumatique tout en restant sur la réserve.
C'est en bouche que le vin laisse découvrir sa classe, dans un profil certes plus terrien que le Richebourg mais avec un équilibre majestueux, une densité et une profondeur impressionnante et surtout un grain de tanin exceptionnel.
J'aimerais le boire à maturité en écoutant Pavarotti dans "E Lucevan Le stelle".
Il faut rentrer....
Article original sur
www.odeauxvins.com