Mes bulletins traitent au moins autant de gastronomie que d'oenologie. Je raconte mes aventures comme on tient un journal.
Pour montrer que je ne suis pas ce que Jean Pinochard voudrait que je sois, mais surtout pour faire plaisir à ceux qui aiment le vin et la bonne chère, voici quelques notes prises il ya plus de deux ans.
Déjeuner chez DeVez, le Pape de l'Aubrac. Gentille brasserie où le service est d'une frappe chirurgicale. Dans un restaurant étoilé, on joue le service. Là, on joue l'efficacité. C'est comme "Questions pour un champion". Si vous parlez dans le temps imparti, ça va. Sinon, vous êtes out. Une petite jeune femme toute en volonté nous a pris en mains avec une autorité à laquelle on succombe facilement. Signe de l'époque.
Délicieuses tapas originales, puis viande charnue, qui mériterait, à mon goût, un petit vieillissement de plus. Là dessus Corton Clos Du Roy Domaine Michel Voarick 1993, dont l'animalité semble faite pour la viande, vin apporté par un mien ami pour plaire à mes papilles. Il faut encourager ce bistrot là s'il reste Aubrac et ne devient pas fashion.
Déjeuner chez Ledoyen. Ce restaurant était ma cantine il y a 20 ans, du temps des Lejeune. Le plus beau cadre de Paris (à part la salle du Bristol), nappe en dentelle et couverts en vermeil. J'ai, dans ce lieu, de multiples souvenirs heureux. C'est là aussi que sous le règne de Régine j'ai eu droit à l’interprétation de "Ah le petit vin blanc" à l'accordéon. Il s'agissait, à mon sens, d'une rupture culturelle idéologique majeure. J'ai donc boudé le lieu que je retrouvai après un ou deux essais de l'ère Arabian. Même si la salle est belle, Ledoyen, pour moi, c'est le faste du rez-de-chaussée, pas de l'étage. Une fois ces remarques faites, qu’on croirait celles d'un vieux ronchon de pension de famille qui voit son rond de serviette placé à droite alors qu'il l'a toujours réclamé à gauche, voilà une cuisine d'un excellent niveau. Tradition et tendance cohabitent élégamment.
Champagne "Bouyer de Lansy" blanc de blanc fait au Mesnil. Mon oreille tinte à l'évocation du Mesnil, creuset du bon champagne. C'est beau, suffisamment animal, mais un tantinet trop sucré à mon goût. Sur de très jolis oursins, un verre de Puligny-Montachet Jean Marc Boillot 1999. Beau nez, belle attaque fruitée. Un aimable et distingué Puligny qui profite bien d'être servi au verre. Puis, sur un beau caneton au pain d'épices et clémentines (je voulais essayer un Banyuls, mais quand j'ai vu la réaction du sommelier, j'ai eu le courage prudent de la retraite), une Cote Rôtie La Turque Guigal 1996. Très différent de mes récentes Mouline. Nettement moins puissant, au nez assez aérien, c'est une occupation en bouche qui relève de l'idéal Bushien : l'invasion est totale. On est pris dans la nasse d'un goût profond, dense, fumé, hyper boisé, mais chaleureux, indélébile. Même un fromage n'attaquait pas sa sérénité. Le souvenir de Bernard Loiseau nous a fait lever notre verre avec des amateurs d'une table voisine. Une bien agréable cuisine.
On a parfois des instants de grand bonheur. Il existe dans le monde deux personnes qui ont bu plus de vins anciens que tous les autres amateurs. Michael Broadbent, dont le métier est de goûter les vieux vins pour Christie's et avec qui j’ai partagé quelques rares bouteilles, et Bipin Desai qui est un amateur collectionneur. Bipin a sans doute bu cent fois plus de vins anciens que moi (j’exagère). Il est donc, en plus d'un agréable ami californien, une sorte d'idole pour moi. Déjeuner en tête à tête avec lui, c'est un cadeau du ciel. Nous le fîmes au restaurant Tan Dinh, chez Robert Vifian cet esthète si érudit dans tous les domaines du vin. Cuisine résolument asiatique, avec des épices déroutantes pour les vins, mais qui les rejoignent bien quand on s'habitue.
Un Chablis Delaroche Réserve De l'Obédience 2000 très peu Chablis, mais très intéressant par un fruité bien maîtrisé et une belle longueur. Musigny Grand Cru Domaine Moine-Hudelot 1978, très beau Musigny. Servi un peu frais il est tout en plaisir de légèreté, puis quand il se réchauffe il montre un travail bien fait, en finesse plus qu'en force.
J'avais apporté pour Bipin un Vin Jaune Fruitière De Pupillin 1947, issu de mes achats récents dans le Jura. On ne se lasse pas de ces vins solides qui sont la base de merveilleux accords. Un envoûtement de plus avec ces complexes Jura. Plaisir partagé avec Bipin : j'étais l'élève à la table du maître. Bipin allait à un dîner de cent ans de Romanée Conti, dont Romanée Conti 1915 ! Je me serais volontiers caché sous sa veste, en espérant que des gouttes s’égarent.
J’avais acheté un Lafite 1869 sur le stand de wine-dinners au Salon des Grands Vins. Celui qui l’avait détecté me rend visite peu après pour conclure la vente. Il avait dans ses basques un Sherry (Xeres) de la Réserve ou cave du Prince Napoléon. A l’œil cela a plus de cent ans. Au goût, une persistance aromatique invraisemblable. Ça reste en bouche toute la journée !
Déjeuner chez Maxence où la cuisine est vraiment agréable. Palmer 1997 bu à l’apéritif. La bouteille est assez fraîche, et cela sied bien à ce moment là : le fruit est juste ce qu’il faut pour se mettre en bouche. Sur un ris de veau une autre bouteille bien aérée du même vin a confirmé que ces vins puissants sont particulièrement agréables dans ces années là. C’est un Palmer élégant. Oserais-je dire que je le préfère en 1997 à d’autres années qui ne se livreront que lorsque le temps aura fait son oeuvre ?
J’en profite pour délivrer un petit message. Je considère qu’il faut acheter les vins toutes les années. On suit avec bonheur l’évolution des goûts, et pourquoi bouder une année faible, comme si elle était pestiférée ? C’est une erreur. Quand on boit un Lafite 1980, on sait ce que l’on fait. Pourquoi le rejeter ? Il ne faut pas s’étonner que les prix des vins atteignent des niveaux himalayens dans les sublimes années si on boude les mêmes vins dans leurs petites années. J’aime suivre un vin dans toute son histoire, et si les consommateurs faisaient de même, le prix des grandes réussites serait probablement pondéré. Ce message serait évidemment incompréhensible pour le consommateur américain, tant les notations représentent le repère inconditionnel. Les experts amplifient le coté erratique de la demande. Mais ils font ce qu’on leur demande, car sans consommateur il n’y aurait pas de notes. C’est lui qui veut absolument savoir si 1996 est meilleur que 1995 et 1998. Pour quoi faire ?
Quelques autres beaux essais : Perrier Jouët Blason de France non millésimé de # 1990. C’est frais et glisse tout seul en bouche. Délicat champagne de soif. Grand Puy Lacoste 1986 en magnum et en bouteille. C’est un beau 86. Bien accompli, avec des notes plus fumées en magnum qu’en bouteille où il est plus rond. Amusant : la bouche encore humide, entre convives, nous étions incapables d’avoir un avis commun sur la différence entre le goût du magnum et celui de la bouteille. Ceci doit rendre bien humble sur les jugements péremptoires.
Chez Laurent, restaurant toujours aussi rassurant par ce service adapté et cette cuisine bien sentie, Vosne-Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1993. Servi frais de cave, c'est le nez d'abord qui étale sa soie de haute lice. Puis le goût monte en puissance. C'est un vin très subtil, de construction élaborée rare. Il y a moins de brillance que ce qu'on trouve dans les grandes Côtes Rôties. Mais il y a plus de trame, de construction d'un vin qui doit être vibrant plus qu'imposant. La démarche mérite le respect. Sur un pied de porc à la truffe et sur un ris de veau à la délicate purée, deux accords de rêve avec un vin émouvant.
Dans mon restaurant secret (le restaurateur qui lit mes bulletins aimerait bien que je le nomme – je le nommerai bientôt, je le jure) Krug 1988, champagne toujours aussi structuré et plaisant, qui accompagnait bien des œufs aux truffes, si difficiles à marier, et Château Rayas 1985, ce Chateauneuf du Pape si différent de Beaucastel, mais lui aussi si plaisant, qui fait plus penser à un élégant Corton à cause de cette petite amertume si bourguignonne.
Voilà ce texte d'il y a deux ans. Maxence a disparu entre temps. J'aimerais bien un retour convenablement structuré de David van Laer, au talent que j'ai apprécié.