petite carte postale slovaque.
personne n'est obligé de lire. Pour l'essentiel, c'est à dire le vin, c'est en bas du message ... mais replacer ce vin dans son contexte immédiat me semble en donner une meilleure lecture pour une meilleure compréhension :
Mon dieu, comme je suis loin !
Est-ce que c'est moi qui suis loin où ces gens que je regarde et qui me paraissent si étranges. Oui, ils sont loin et finalement n'est-ce pas tant mieux pour eux ? Mais en même temps, ils sont loin alors qu'ils veulent être si près, c'en est terrible. Ce qui est terrible, c'est ce décalage entre leur désir et leur réalité : ce désir, ce sont des personnes comme moi qui le leur ont donné. Le modèle, il faut coller au modèle : je mesure la distance qui les sépare du modèle. Cette mesure donne la direction de ma pensée, c'est elle que j'éprouve, ce décalage.
Ils en avaient un, modèle … Presque trente ans de changement de paradigme n'ont pas réussi à totalement l'effacer : il semble indélébile, inscrit, comme un patrimoine, un héritage incompatible sur lequel on essaie de bâtir du neuf. Non pas du neuf, du nouveau. Rien ne peut être neuf ici, tout est vieux, ça sent le vieux. C'est étrange, ce monde nouveau qui semble si vieux, comme s'il avait toujours vingt ans de retard..
Je m'en veux de ce regard si hautain, quelque peu condescendant, mais je ne peux le réprimer, Du reste n'est-il pas si négatif, si lourd, ni même réprobateur et encore moins empreint de dégoût : je lui trouve finalement du charme à cette pensée : j'aime observer ces gens qui me font sans doute davantage comprendre ce que nous sommes, nous : européens riches de l'Ouest. Et c'est finalement sur nous que je m’apitoie. Parce que dans ces gens, dans leur résistance à se fondre dans le moule, il y a encore ce socle de culture commune et identitaire. Nous, nous l'avons perdu, avalés, phagocytés, digérés parc cette société de consommation qui frappe à la porte de cette autre Europe sans y entrer totalement encore. Mais pour combien de temps encore ?
J'arpente les rue de Michalovce et mes yeux n'en finissent pas de capter ces images exotiques et insolites de cette résistance sans doute involontaire ; finalement ce ne sont pas ces gens qui résistent, c'est plutôt qu'ils ont trop peu à offrir, il y a trop peu à prendre ici pour intéresser cette dévoreuse de culture. N'est-ce pas pire finalement que cette errance entre deux mondes ? Nous sommes ici aux confins de cette Europe unie, l'Ukraine est à quelques kilomètres à peine et un autre monde, encore plus dévasté, plus ravagé y commence. Ils ont entrevu un bonheur qu'ils ont pour certains espérés pendant des décennies ; mais ce bonheur, ils n'en ont que les miettes : ils le voient mieux, mais ils est encore bien inaccessible. Il miroite davantage, il donne encore plus envie, mais c'est encore pire : aujourd'hui on a le droit de l'espérer, on n'est plus obligé de le critiquer, il est à portée de main et quand cette main se tend, elle se referme sur si peu … Le paradoxe se montre encore plus monstrueux car il s'en trouve une poignée qui accèdent exagérément et qui étalent avec ostentation cette accession : ils la jettent à la face de tous, comme une revanche, comme on nargue avec la satisfaction de ceux qui pensent qu'il n'y a forcément pas de place pour tout le monde et qu'ils sont les nouveaux maîtres. Des vitres teintées de leur grosse berline allemande, ils regardent passer les vieilles Skoda rafistolées avec mépris.
La fin de cette Europe, c'est sans doute cette église à coupoles bleues ; de loin, on dirait qu'un cirque s'est installé ; après, de l'autre côté, c'est autre chose … Le mur n'a fait que se déplacer, mais on continue de marcher sur les gravas.
Loin, c'est où, loin, c'est quoi ? Sans doute cette idée de de sentir dépaysé, mais sans doute aussi l'idée de ne pas pouvoir rentrer si vite ou si facilement avec ce sentiment d'insécurité, plus ou moins exacerbé, mais néanmoins présent, parfois d'ailleurs totalement grisant.
Loin, très loin : un peu comme sur ces images éculées de Cuba où l'on voit des vieux tacots sur fond sépia, la carte postale d'ici est plutôt noir et blanc, pour souligner sans doute ce décalage : il y a des voitures garées le long des trottoirs avec le capot ouvert et des hommes autour qui s'affairent. C'est fou le nombre de ces voitures que l'on répare. Elles repartiront, c'est sûr, dans un vacarme et alors peu importe si le pot d'échappement traîne un peu par terre ou si la portière ferme mal, elles repartiront parce qu'elles repartent toujours.
C'est fou aussi le nombre de voitures sans plaque que je croise depuis que j'y fais attention : je n'ai jamais autant regardé les voitures que maintenant ! Je ne sais pas de quand datent ces modèles, mais ils ont en commun ces peintures sans brillant, prune ou grise : la rouille a déjà commencé à rongé bien des tôles, le bas des caisses portant les stigmates boursouflés de l'agressivité du sel déversé sur la route en quantité durant les longs mois de l'hiver continental.
Les trottoirs sont mon terrain d'observation favori et révèlent d'autres réalités criantes : des personnes s'attroupent devant les poubelles régulièrement pour en fouiller le contenu ; activité principale de ceux que l'on nomme ici les jypsies, les Roms dont la Slovaquie ne sait que faire. Pointée du doigt par Bruxelles dont la vue lointaine depuis les bureaux confortables ne capte qu'un fragment de la problématique liée à ces populations.
Je ne sais pas comment vivent ces gens ni combien ils sont, mais il est impossible de se rendre d'un village à un autre sans les voir sur les bords des routes, poussant des voitures pour enfant, chargées de bric et de broc, glanés ça et là.
Mes souvenirs m'emportent alors vers ce voyage qui m'avait fait découvrir ce pays pour la première fois et vers cette excursion en bus que nous avions faite. L'autocar longea un village de bois, certaines maisons avaient un toit défoncé : au milieu de nulle part, loin de toute zone habitée en dehors de celle-ci, vivaient des familles entières : des gamins qui jouaient (jouaient-ils d'ailleurs?) dehors et cette femme sans pudeur aucune qui pissait allègrement et non dissimulée d'aucun regard au passage du bus, son bébé à ses côtés, regardant passer notre véhicule. Dans la boue devant les masures sommaires s'alignaient de belles voitures éclairées à cette heure entre chien et loup par la lumières des écrans plasma. C'est un pays définitivement paradoxal ; le paradoxe est partout.
Les gens d'ici ne semblent pas les voir : ils les côtoient, les croisent, mais tout se passe comme si chacun continue son chemin sans se soucier de l'existence de l'autre. Du reste n'y a-t-il aucune rixe, aucune escarmouche, du moins en apparence. Ce qu'il y a de visible, c'est cette indifférence. Mes yeux choqués ne sont pas encore hermétiques, ils restent perméables à cet état de fait que je ne saurais qualifier d'injustice tant le problème est complexe et renvoie à l'aspect pronominal de l'inclusion et du verbe associé.
Pour le moment tout se passe en silence et sans heurts, mais pour combien de temps encore ?
Retour à Velke Kapushany, par la route de Trebisov : comment naissaient les villes slovaques ? Beaucoup sont sorties de terre au milieu d'un no man's land qui du coup ne l'était plus, d'abord parce que l'on y installait une industrie ou une activité, ici en l'occurrence, une centrale électrique et qu'il fallait bien y faire vivre les ouvriers chargés de la faire fonctionner. Pas de centre historique, donc, un centre industriel, du reste très excentré et des immeubles, des quartiers d'immeubles, tous semblables, si bien que se perdre n'est pas chose difficile pour le promeneur en perte de repères. Ici, une ville est née par la proximité avec l'Ukraine et la facilité du convoyage et de l'acheminement du charbon et du gaz.
Quelques maisons individuelles s’alignent le long des axes principaux ainsi dessinés par les quartier d'immeubles. Un stade, parfois une piscine et une patinoire. La religion, naguère interdite prend sa revanche et l'architecture urbaine comme l'urbanisme s'en ressent : ce n'est pas une mais des églises qui s'érigent fièrement au centre des villages et souvent proches les unes des autres comme si elles rivalisaient dans une concurrence à la confession : catholique, calviniste, grecque, orthodoxe (différent de grecque catholique), évangélique : ici on se dispute le fidèle.
Vivre ce paradoxe de la vie tranquille dans une cité d'immeubles, c'est aussi mesurer, loin, toutes les erreurs que l'on peut asséner avec certitude. Aucune incivilité, aucune violence, aucune voiture brûlée, pas de graffitis, pas d'insultes sur les mûrs, pas d'attroupements de désœuvrés en bas des barres et pourtant, le taux de chômage est ici ahurissant et la richesse est très peu partagée. Certes l'alcoolisme fait rage, mais la pauvreté d'ici est une pauvreté digne, qui ne demande rien, qui se regarde sans gêne parce qu'elle s'affiche sans honte.
Non, ce n'est pas la cité qui génère la violence et le désœuvrement. Croire que l'environnement matériel pouvait être la cause de ce malaise des quartiers devenus sensibles, c'était une façon de déresponsabiliser, alors qu'il fallait justement responsabiliser avec tout ce que ce mot comprend de sens. Que l'environnement soit responsable, certes, mais alors il faut entendre environnement psychosocial, voire affectif.
Alors je comprends mieux maintenant ce décalage que je mesurais il y a peu et qui me choquait ; ce décalage appréhendé avec ma façon de voir, ma façon de vivre, ma façon de m'habiller, ma façon de regarder : ici, sans doute par héritage, on ne se farde pas de ce que l'on ne peut se permettre et cela ne fait pas honte : sans pour autant être un état de désabusement c'est un regard sur soi décomplexé qui apparaît, qui peut surprendre d'abord, puis rassurer ensuite et enfin faire envie ; mais il est très difficile d'y accéder quand on a été sous perfusion occidentale depuis sa naissance.
Et ce vin est un autre paradoxe : le bas de gamme chez Ostrozovic et celui que je préfère : je ne m'en lasse pas. Je suis certain qu'à l'aveugle tout le monde le mettrait en Allemagne et parlerait de Riesling GG.
Ostrozovic Lipovina 2014
robe d'or étincelante qui accroche la lumière presque de façon phosphorescente. Nez somptueux entre notes terpéniques, citron confit et fleurs blanches. La bouche ne trahit rien ; matière suave sur une acidité qui prend immédiatement le relais : les saveurs sont bien celles que le nez évoquait, avec peut-être une touche de rhubarbe. Longueur incroyable.