Cher Monsieur,
Votre longue réponse est passionnante. Et sincère, personne n'en doutera. Je vous souhaites de tout cœur d'arriver à réaliser votre rêve : faire du vin "en dehors de toutes contraintes économiques". Et d'en faire, car je pense que c'est l'objectif du bon, voire du grand. Pour ma part, je pense que c'est impossible, à moins effectivement d'en faire un hobby ou d'être riche, et de donner les bouteilles à ses amis. Sans doute est ce que vous tentez de faire ? Faire du vin pour le boire ou le donner ? Sinon, vous devrez le vendre. Et nous verrons bien, alors, quel sera votre sentiment dans dix ans. C'était le sens de ma remarque.
Peut-être démontrerez un jour à tous les vignerons que le vin est meilleur quand il voit son "maitre", quand le lien entre l'homme et le végétal est fort. Moi, je pense aussi que l'humain est essentiel, mais que taillant assez bien mais lentement et ayant plus de 50 ans, ma performance est ailleurs. De plus, je suis fier, comme vous le signalez, de permettre à des hommes et des femmes de vivre de leur travail localement. Le lien entre l'humain et le végétal, je leur délègue avec respect. Sans penser que "mon lien" serait supérieur à "leur lien". Seule la main est essentielle, pour moi. Mais ne vous inquietez pas, je sais où sont mes vignes, ce qui s'y passe chaque jour et c'est moi qui tient la barre. Certes, je ne rame plus. Mais je tiens je la tiens fermement; donne le cap... A Vingrau, mon ami Charlou, qui m'a vendu ma première vigne et m'a appris à tailler, m'a appris un jour, sur le bord d'un muret, qu'un des dictons que son père lui avait appris son père : "l'œil du maître vaut mieux que ses deux mains". Il ne se passe pas une semaine sans que je ne le vérifie et lui en soit reconnaissant.
Simplement, nous ne faisons effectivement pas le même métier : moi, je dois vivre du mien et faire vivre ma famille (et les familles de mes collaborateurs, d'ailleurs). Donc, je dois vendre du vin Et pour cela, le monde ayant changé, le marché m'a obligé à faire des choix. Vous en faites d'autres. Je suis, comme vous, parfois désolé d'être aussi loin de mon projet d'origine. Mais j'assume mes choix, en totale transparence, et tente de faire comprendre, dans cette aventure, que faire du vin n'est pas une balade romantique. Oui, j'utilise sans honte des mots qui sonnent "économique" et que vous semblez ne pas apprécier du tout. Je suis simplement dans la réalité. Ma phrase, et je suis désolé si elle vous a à ce point choquée, était un peu une réaction à vos certitudes : refusant un circuit commercial, faisant du vin en "artiste" (je ne suis qu'un artisan), vous donnez volontiers des leçons à ceux qui sont obligé de faire d'autres choix, de prendre moins de risques. Je suivrai avec attention votre "refus" du marché, vos essais, l'application de vos convictions qui sonnent comme des certitudes. Elles m'ont donné l'impression que vous vous vantiez un peu, assez facilement, d'être dans le "vrai", dans le "vivant", dans la "pureté" et que, de ce fait, vous rejetiez tous les autres itinéraires, ceux des autres, obligés parfois de faire "d'horribles choses" parce qu'il leur faut faire du vin non pas pour se faire plaisir ou avoir 'raison" ou "philosopher", mais pour satisfaire le négociant ou pour faire du vin destiné avant tout à donner du plaisir...à leurs clients.
J'assume, vous l'imaginez, tous mes mots dans la RVF même si ce ne sont parfois pas tout à fait les miens, mais c'est aussi avec amusement que je remarque comment vous en sortez quelques uns de leur contexte ; "l'argent, l'argent, l'argent," oui, c'est ce qu'il faut pour faire des grands vins surtout parce qu'il faut, comme le dit jeando, du temps. Du temps à la vigne, des heures de travail, du matériel adapté, du soin, du détail, du temps aussi pour élever au bon rythme et vendre au bon moment. Des moyens pour prendre le temps d'identifier les meilleurs terroirs, bien préparer les sols avant, pendant des années parfois; bien planter; faire tomber les raisins, les premières années. De l'argent parce que pour vendre encore des 2005, comme je le fais, commencés à financer à l'automne, 2004, il m'a fallut entre temps financer 5 autres millésimes, voire 5,5 parce qu'on est bientôt en avril. Tout cela pour montrer que mes vins, au bout de 5 ans, sont vraiment très bons. Bon, dans votre démarche "sans intrants", sans doute n'aurez vous pas les mêmes besoins de fond de roulement. Mais pour moi, clairement, le grand vin n'est que dans la durée, pas dans l'année. On peut bien sûr avoir un avis différent. Mais ce n'est pas le mien. Donc, de l'argent, pour avoir tout ce temps (et le temps d'aller, aussi, convaincre des amateurs, parce que c'est pour eux que je fais du vin, pas pour ma famille...). Pas pour m'enrichir, comme vous le sous-entendez...
J'espère que vous continuerez avec la même franchise que la mienne à raconter votre histoire et, bien que je ne comprenne pas en quoi vendre votre vin et vivre de votre travail serait un quelconque renoncement à vos idées (je n'ai renoncé à rien, bien au contraire, tant au niveau culture qu'élevage et avoir plus de moyens dans l'entreprise me semble être la voie dont rêve tout vigneron, dans le sens pouvoir faire ce qu'il faut quand il le faut). Il me tarde de goûter un jour une bouteille de votre vin pour savoir si je suis capable de vibrer, moi aussi, infame "commerçant", et de sentir ce fameux "lien sensible" qui semble vous être si évident, dont vous semblez si convaincu. Disons que pour l'instant, certains vignerons qui me sont proches et chers et qui ont suivi cette voie ont eu parfois eu du mal à me convaincre de leurs "progrès". Je vais être à mon tour modeste et ne pas écarter cette éventualité cependant...
Enfin, pour avoir passé bien du temps avec H.D. Thoreau, à travers ses œuvres, je vous dirais que vigneron et philosophe n'est pas tout à fait le même métier, en tout cas pour moi. Sauf, encore une fois, à viser l'auto-suffisance, la décroissance et la solitude, comme le faisait Thoreau, ce qui est fort estimable, bien sûr. Mais fort différent aussi. Peut-être, et je vous le souhaites, serez vous le premier à réunifier les deux professions. Enfin, entre vignerons, toute bonne discussion se commençant dans les vignes, je serais heureux, un jour, de voir les vôtres et de vous montrer les miennes. C'est toujours amusant.
Bien Cordialement aussi, Hervé Bizeul