A la rencontre de Thierry Allemand et du millésime 2016, mais pas que
Les excursions de mes camarades et moi dans le Rhône Nord sont finalement assez récentes. Nous commençons désormais à ancrer le programme de nos visites et dégustations autour de quelques domaines devenus incontournables à nos yeux. Mais il est des lieux réputés auxquels nous n'avions pas encore eu le privilège de nous rendre. La session 2019 allait grandement y rémédier, et pas à moitié
.
En raison d'un timing asynchrone, nous n'étions pas parvenus l'an passé à rendre visite à Thierry Allemand et son épouse. Un alignement des planètes plus favorable et quelques échanges plus tard, rendez-vous est pris pour cette fraîche matinée de fin d'Automne au numéro 22 de l'Impasse des Granges.
Monsieur Allemand nous plante vite de le décor
- Je vous préviens, les dégustations, ce n'est pas ce que je préfère.
- Nous tâcherons de la rendre agréable
.
A self made man and domain
- Pouvez-vous nous raconter votre domaine ? Quelle taille fait-il et depuis combien de temps faîtes-vous du vin?
- Le domaine fait 5 ha. Mon premier millésime est 1982. La famille n'était pas du tout dans le vin. Mon père était ouvrier chez Crouzet à Valence, dans les composants électroniques. Il a négocié sa retraite et il a déménagé. J'ai commencé avec lui. Nous n'avions pas de cuve. Il a fallu tout acheter, à commencer par un sécateur. Mon patron de l'époque, Robert Michel, m'a donné une pièce de Pigeonnier pour commencer. J'y ai travaillé plus de 8 heures par jour pendant 15 ans. Le soir, les Samedis et les Dimanches, j'allais travailler chez Noël Verset. J'ai fait ça pendant 10 ans. Avec l'argent que je mettais de côté, j'achetais des friches. Ma mère est native de Cornas. Il était logique que j'y retourne. En fait, je suis entré dans le vin à Cornas au moment où tout le monde en sortait.
- Vous êtes parti de rien en fait, c'était plutôt courageux à l'époque.
- Mon premier salaire, je l'ai eu en Mai 1981. A 19 ans, je faisais un peu moins la bringue que les autres. Je préservais néanmoins 1 à 2 soirs par semaine pour le rugby. En fait, je pratiquais surtout la langue locale.
- Laquelle?
- La boule lyonnaise
. Ca me permettait d'échanger avec les vignerons du coin. Et nous finissions souvent chez les uns ou les autres.
- Si vous n'aviez pas de chai, comment avez-vous pu faire plus de vin?
- Je trouvais de la place chez différentes personnes, parfois 3-4 barriques par-ci, 3-4 barriques par là. Chez Monsieur Verset, c'était un peu plus grand.
- Les structures apparentes en bois de votre bâtisse sont plutôt impressionnantes et semblent récentes.
- Nous nous faisions prêter une cave au début, pendant 3-4 ans. Puis nous avons acheté le bâtiment et un pressoir vertical. En 2001 nous avons construit le chai à Saint-Romain et nous y sommes installés. Il y fait plus frais. Ici, le bâtiment et la cave nous servent à entreposer les bouteilles.
Cornas Chaillot 2016
"Des vignes de moins de 40 ans."
Un vin d'une belle verticalité. C'est sec, droit et tendu. Les tanins sont fins. Le registre est plutôt minéral, sur l'ardoise et le graphite. Une belle approche du domaine.
TB
- N'êtes-vous pas tenté d'agrandir votre surface ?
- Non, on vit bien avec 5 ha. Cornas c'était 40-50 ha au départ. C'est 140 ha planté aujourd'hui. Beaucoup achètent sur le plateau et font les visites sur le coeur de pente. Acheter à cet endroit est devenu très cher. A l'époque, nous avions 1,3 ha de Saint Joseph. Nous l'avons rendu au propriétaire et pris 7 000 m2 sur Cornas. J'ai essayé du blanc mais c'est pas mon truc.
- A quelles tâches êtes-vous affairés en ce moment?
- Au compost. Nous montons sur les terrasses. On sait que 1 hotte nous fait 1 m2. 1 voyage en 4x4 permet d'acheminer 76 hottes, 76 m2 donc. Ca occupe. Ensuite je vais couper du bois. La neige a fait des dégâts. Les arbres ont cassé sous son poids. Je vais faire du broyat. Il servira aux vignes.
- Combien êtes-vous au domaine?
- 4 permanents. 22 en été. Ma femme gère une équipe. Et nous faisons appel à une société pour piocher sous les rangs.
Cornas Les Reynards 2016
"Il s'agit de toutes les vieilles vignes. Elles sont sur les même terroirs que Chaillot."
Toujours un registre minéral mais avec un cran supérieur dans la finesse et la cohérence. L'unité formée est plus élégante et nette.
- Vous vendez à l'étranger j'imagine, dans quelle proportion ?
- 80% à l'export. Les Etats-Unis sont le premier marché.
- Et les anglais peut-être ?
- Oui, ils ont toujours été là dès le début. Lorsque j'ai commencé et que je n'avais que 3 fûts, ils voulaient tout prendre. Je me suis dit "Tiens, je vais tout de même en garder un". Et je n'avais pas de bouteilles pour y mettre le vin. Cela ne leur a pas posé problème. Ils m'ont fait un chèque pour que j'en achète. Depuis la société a été vendue à Berry Bros. Nous allons travailler en direct. Pour les 20 % restant, c'est surtout de la grande et petite restauration.
La patience de l'élevage
- Combien de temps élevez-vous vos vins ?
- Deux ans. La mise de 2017 se fera le 20 ou le 21 Décembre, selon le comportement des 2019 là-haut. Les barriques sont nettoyées, vidées et on les laisse s'écouler. Le nouveau millésime y entre ensuite.
- Quel usage du bois neuf faîtes-vous ?
- Aucun. J'ai fait 3 essais, ce fut une catastrophe. J'achète des foudres depuis 5 ans chez Hervé Souhaut. Ils ont déjà 20/30 ans. Il me reste quelques pièces de fabricant disparu dans les années 50.
Cornas 2015
Un nez un peu renfrogné. Une belle acidité. Des contours de bouche parfaitement délimités. Du réglisse, du zan. Une belle verticalité et des toutes petites baies juteuses.
TB-
- Vous êtes en vendanges entières ?
- Oui 100%.
Le millésime 2019 et l'influence d'un treuil sur l'humidité
- A quelle date vendangez-vous cette année?
- Le 7 Septembre.
- Il a plu sur Mauves en 2019. Avez-vous eu des précipitations ici ?
- Cornas est passé à côté de tout. Il a effectivement plu à Mauves et à Hermitage. Rien ici.
- Vous n'avez pas trop souffert les chaleurs du coup ? Avec vos pentes, ça doit être plutôt épuisant.
- J'ai été parmi les premiers à installer des treuils. Il fallait bien trouver une manière de mieux travailler. Le problème des treuils, c'est qu'il n'y a pas d'herbe. Et s'il n'y a pas d'herbe, il y a moins de rétention d'eau et de vie du couvert végétal. Et avec les chaleurs extrêmes, il y a moins de levures indigènes. Les vignes ont heureusement trouvé leur équilibre depuis. Nous sommes en général à 30 hl mais nous avons déjà eu du 8 hl.
- Vos confrères dans le Sud ont souffert le mildiou en 2018. Et beaucoup n'ont rien produit l'an dernier.
- Pas de souci de maladie pour nous en 2018. Nous faisons 5 traitements. 3 en 2019.
- Et comment se présente 2019 ? Les maturités ont-elles accéléré la vinification?
- La fermentation a démarré un peu plus tôt. Il reste quelques sucres encore. Les malo se font dès la première semaine depuis le millésime 2005. Ca va encore être un millésime de millésime et non pas un millésime de la terre.
Cornas 2012
La bouche est plus arrondie. Toujours une belle acidité, de la ronce, de la craie noire et des notes salines.
TB
Réduire le soufre
- J'ai lu que vous soufrez peu.
- Nous enlevé au mieux le soufre et la pompe. Elle ne me sert qu'au moment de vider les barriques pour l'assemblage. Le soufre ? On en met 1 g/hl. 1 mois et demi avant la mise. On arrive à 0 de libre, ça doit faire moins de 10/15 de fixe. Les machines ne sont pas capables de les mesurer correctement à ce niveau. Après, le zéro soufre n'est pas un but en soi.
Cornas Les Reynard 2010
Le premier de la série sur lequel je trouve des épices. Il existe un côté feuille de moutarde. La concentration est bien lissée et digeste. Du poivre, de la ronce. Le vin est également porté dans sa verticalité.
TB+ parce qu'il présente une densité et une complexité supérieure. Le vin préféré de mes camarades je crois.
- Et depuis que vous avez commencé, quel est le plus gros changement que vous ayez constaté ?
- C'est devenu du business... C'est la course. Il y a du négoce. Je ne comprends pas. Heureusement qu'il y a des jeunes qui reviennent. Le plus embêtant, c'est tout de même les plantations là-haut. On est toujours sur Cornas en haut et tout le monde vient. Vous avez bien un peu de temps pour quelques bouteilles supplémentaires ?
- Nous n'allons pas dire non
Notre hôte s'absente quelques instants pour mieux revenir les bras chargés.
Cornas à deviner n°1
Un début de pleurotes et de sous-bois. C'est plus "classique" dans la suite avec une belle droiture, de petites baies noires et du zan.
TB
- Je tente Reynard 2002. C'est suffisamment évolué pour avoir quelques années. C'est concentré.
- Ce n'est pas Reynard, ni 2002. C'est 2003. Une partie a fermenté pendant 18 mois. J'ai tâché de garder au maximum de la fraîcheur et du gaz. En 2003, nous avons 3,7 ha et nous faisons 8 000 bouteilles...
- Quand vous êtes-vous posé pour la première fois la question de réduire le SO2 ?
- En 1986, Pierre Overnoy avait déjà essuyé les plâtres. J'ai mené beaucoup d'analyses et d'expériences. 1/2 cuve n'avait pas de SO2, l'autre moitié oui. C'est finalement cette dernière qui avait le plus de volatile.
- Des problèmes de bretts ?
- Nous pas de bretts, plutôt de souris. Le goût de souris, ça peut revenir. Après le soufre, j'ai enlevé les tanins, puis le tartrique puis la pompe.
Garder de la fraîcheur et intervenir au strict minimum
- Nous avons déjà goûté à plusieurs reprise chez vous une volatile très bien intégrée et qui plaît grandement à quelques-uns de notre groupe.
NDLR: Camarade AntoineM, si tu nous lis, nous te saluons .
- Je l'ai cherché sur 2014, on a fini à 25. Sinon je n'en fais pas un objectif. S'il y en a tant mieux; s'il n'y en a pas je m'en passe très bien. Après ça n'a rien a voir avec la malo. Si vous cherchez des marqueurs, chez certains on trouve du chocolat. C'est lié à l'oxygénation. Chez nous, sur quelques millésimes, on a plutôt du zan.
- Même lorsqu'il n'y a pas de volatile, comme sur les premiers vins goûtés, il existe une colonne vertébrale acidulé/fraîche qui porte vos vins.
- Si on regarde les analyses, ce n'est pas toujours acide. Le PH est élevé, l'acidité basse mais les vins tiennent sans problème.
- Avez-vous déjà été amené à chaptaliser vos vins ?
- Non, même en 2002, seuls quelques fûts ont été corrigés. Depuis, rien.
- Vous avez beaucoup amélioré vos travaux dans le chai, quel va être votre prochain axe d'évolution ?
- On tentera peut-être d'attendre. On a une ou deux parcelles susceptibles d'être attendues. On verra ça l'an prochain. Et puis ce sera le 1er vrai millésime sérieux que je ferai avec mon gamin.
- Vous devez être satisfait de voir votre enfant revenir au domaine.
- Oui
Cornas à deviner n°2
Des pleurotes, des morilles, une légère volatile. C'est très fluide et aérien. En milieu de bouche, subsistent quelques tanins de ce que je crois être la rafle. Cela procure une aspérité et une complexité passée l'attaque.
TB+
- Je dirais avant 2003
- Il s'agit de Chaillot 1998.
- Pour le remplacement des pieds, nous faisons les porte-greffes nous-mêmes. On en fait 700 à 800 par an.
- Quel taux de mortalité avez-vous en face ? Avec les chaleurs peut-être un peu plus ?
- Il y a 150 pieds de l'année qui meurent de sécheresse.
- A quelle densité plantez-vous ?
- A 9 000 en moyenne.
- C'est assez serré pour la région.
-Ce n'est pas la densité qui est gênante, ce sont plutôt les feuilles. Dès lors qu'elles sont attachées, il reste plus d'eau. Et plus d'eau veut dire potentiellement plus de maladie et donc plus de traitements.
Et parce que nous ne pouvions pas arrêter notre vigneron dans son élan de bonté sous peine d'impolitesse flagrante:
Cornas à deviner n°3
Un corps et un fond plus constitués, un traçant vertical. Un début de truffe noire, de la mine de crayon.
TB+/Exc-
- Quels vins préférez-vous par ailleurs ?
- ... ah si, les vins jaunes de Pierre Overnoy. J'ai beaucoup appris avec lui, notamment sur les levures. J'y passais un dimanche par mois pendant 1 an. Il m'a fait goûté un vin à l'aveugle. Sachant que lorsque je tentes une année, c'est souvent plus ancien, j'ai volontairement dit plus vieux que ma pensée : 1970. Raté, c'était 1953, magnifique.
- Lors de nos rencontres avec vos confrères, nous avons souvent découvert un millésime qui se présentait mal, où le vigneron a souffert et qui se révèle finalement bon. Lequel serait-ce pour vous ?
- 1988. C'était dur et pas bon pendant 12 ans à chaque fois que je l'ouvrais. Je l'ai oublié au fond de la cave. Et puis 5 ans plus tard, je suis retombé dessus et j'ai tenté. C'était tout bon, tout rond. Il y a eu 1997. C'était très bon en Côte Rôtie. Moins ici. Le vin a repris de l'acidité en bouteille. Après, seuls 2-3 clients ont constaté ce phénomène.
- Un grand merci à vous pour le temps que vous venez de nous consacrer!
Pour quelqu'un qui apprécie peu les dégustations, cela ne s'est absolument pas ressenti. Nous avons été abreuvés d'explications et de générosité. Et ça, on adore. Lorsque l'on regarde où le domaine était il y a 40 ans et où il réside aujourd'hui, nous ne pouvons que nous incliner devant une telle abnégation, une telle quantité de travail abattu et une telle volonté. Que le domaine soit dans le haut qualitatif du panier de l'appellation, c'est l'évidence même. Un immense remerciement à vous Monsieur Allemand.