paru il y a cinq jours dans le Monde, je me permets de le poster pour son intérêt ; que les modos l'enlèvent si vous estimez qu'il n'est pas convenable de l'éditer (article complet limité aux abonnés).
Antoine
Pour la nouvelle génération, la vigne est une aventure exaltante et exigeante
par Ophélie Neiman
Diplômés et connectés, le plus jeunes se lancent, en reprenant le domaine familial ou en créant le leur. Et en produisant du vin autrement.
De grands yeux bleu clair, une indétrônable doudoune sans manches, une mine follement juvénile et, surtout, un sens aigu de la pédagogie. Sur TikTok, la plate-forme préférée des jeunes influenceurs, Emile Coddens, 23 ans, raconte la vie du domaine viticole où il a rejoint ses oncles il y a trois ans. En moins d’une minute à chaque fois, il réussit à expliquer l’épisode de gel de début avril, l’ouillage des barriques, les inscriptions sur les capsules ou pourquoi l’amateur fait tourner le vin dans son verre avant de le déguster.Il montre son tracteur, détaille la production d’un vin de paille, donne une astuce pour dissiper un goût de réduit. Ses vidéos cartonnent. Plus de 100 000 vues en moyenne, certaines dépassant le million. Emile Coddens compte 358 000 abonnés à sa chaîne. « Je voulais rendre le vin accessible, explique-t-il simplement. Montrer que ce n’est pas qu’un monde de luxe et de codes. »Son passage en février dans « Quotidien », l’émission télévisée de Yann Barthès, a marqué les esprits : cela faisait longtemps qu’on n’avait pas donné un cours de dégustation sur le petit écran. Et sans doute jamais avec autant de décontraction. Loin du jargon devenu rituel dans le métier, du ton guindé aussi, le jeune salarié du Domaine Plou & Fils, en Touraine, rend le vin accessible à tous, même à ceux qui sont trop jeunes pour le boire. Il prépare un guide pratique, qui sortira à la rentrée aux Editions des Equateurs.
Vague de départs à la retraite
Dans le vignoble aussi, la nouvelle génération de vignerons se fait remarquer. Certes, ils produisent du vin comme le font leurs aînés. Mais leur métier n’est plus tout à fait le même. Les enjeux non plus. Ils doivent tout maîtriser : dérèglement climatique, nouveaux outils de viticulture, développement du commerce international, engouement croissant des consommateurs pour des vins plus propres, explosion de la communication digitale… Ce faisant, ils font bouger les lignes. De leur vignoble, de leur appellation parfois. De la viticulture française, sûrement. Car elle a besoin d’eux. L’âge moyen d’un vigneron est aujourd’hui de 50 ans. C’est un peu plus élevé que dans les autres secteurs de l’agriculture. Mais, surtout, avec plus d’un quart des viticulteurs qui ont entre 50 et 60 ans, une importante vague de départs à la retraite se profile. Dans plus des deux tiers des cas, la reprise se fait au sein de la famille. La transmission a de bonnes chances de bien se passer si les parents ont déjà entamé le virage de la modernité.
« Un vigneron qui arrive à ses 50 ans a besoin qu’on lui insuffle de l’énergie. » Thibault Pfifferling qui vient de rejoindre le domaine familial de l’Anglore
C’est le cas du domaine de l’Anglore, à Tavel (Gard), très prisé des amateurs avertis. « Mon père a été le premier viticulteur du coin à sortir de la coopérative, raconte Thibault Pfifferling, 29 ans. J’ai vu ce qu’il avait su créer avec ma mère, l’émotion que leurs vins procurent. J’ai vu la beauté du métier. » Ce dernier n’a pourtant pas rejoint le domaine tout de suite. Il a vécu cinq ans à Paris, le temps de boucler une licence de philosophie, tout en travaillant au restaurant Le Baratin. Mais quand son petit frère, étudiant en IUT d’agronomie, est venu le tirer par la manche, il ne s’est pas fait prier. « J’ai senti qu’il était temps que je rentre. Un vigneron qui arrive à ses 50 ans a besoin qu’on lui insuffle de l’énergie. Le domaine aussi. C’est notre rôle, à mon frère et moi. La propriété est passée de 8 à 18 hectares, on vient d’acheter une cave. Notre retour a apaisé notre père, qui voit plus sereinement l’avenir. » Bref, une transmission en douceur.
Niveau d’études élevé
Enseignante au lycée viticole d’Amboise (Indre-et-Loire), Isabelle Defrocourt confirme que ce type d’évolution, entre générations, est fréquent. Les enfants veulent aller voir ailleurs, avant d’être rappelés par la vigne. « La notion de patrimoine est extrêmement forte dans le milieu viticole, remarque-t-elle. Quand les enfants grandissent, ils ne veulent pas le laisser se perdre, d’autant que le métier de vigneron est devenu beaucoup plus valorisant. Aujourd’hui, le vin a une belle réputation, il véhicule la nature, de la passion. De toutes les filières agricoles, c’est celle qui véhicule le plus d’images positives. »
Mais il demande plus de technique. Et de diplômes. Comparé à l’ensemble du secteur agricole, le milieu du vin affiche d’ailleurs un niveau d’études plus poussé : un tiers des professionnels est diplômé au minimum d’un bac + 2, contre 19 % en moyenne dans l’agroalimentaire. 15 % ont un bac + 3 ou 4, voire plus, le double de la moyenne du secteur agricole. Il n’est pas rare qu’un jeune aspirant au métier cumule plusieurs formations : BTS, diplôme d’ingénieur agronome, d’œnologue, de commercialisation, master de gestion d’entreprise. Avec en prime au moins un stage dans un domaine viticole étranger.« Quand on est vigneron, on doit maîtriser cinq métiers, reprend l’enseignante. La viticulture, l’œnologie, la gestion, le management, la commercialisation. » Rien que pour le travail dans les vignes, les pratiques ont beaucoup évolué. « Il faut désormais être très bon techniquement, notamment pour dompter l’évolution climatique, insiste Isabelle Defrocourt. Mais il y a aussi beaucoup plus de travail à mener sur les sols, en utilisant moins de produits phytosanitaires. »
Parcours du combattant
Les jeunes qui souhaitent gagner la vigne doivent maîtriser tous ces facteurs. Le parcours du combattant est encore plus ardu pour ceux qui, sans propriété familiale à reprendre, doivent acheter leur propre domaine. Il leur faut jongler avec les nombreuses réglementations, assurer une lourde charge administrative et, souvent, négocier un solide prêt bancaire.
A 28 ans, Simon Ribert est déjà passé par là. En 2018, il a créé son domaine, Strateus, dans le Madiran. Il a choisi de s’éloigner de l’exploitation agricole de son père, qui apporte les raisins pour une marque prestigieuse, d’autant qu’elle ne permettait pas d’embaucher un salarié supplémentaire. Et puis il y a une autre raison : « Avec mon père, nous avions de grosses différences de génération et de vision. » Depuis qu’il a sorti ses premières cuvées, Simon Ribert assure qu’il y a « désormais du dialogue et du respect entre [eux]». Mais le chemin est difficile. De son grand-père, il a récupéré un peu moins d’un hectare de vignes. Il en a planté deux de plus et en loue trois autres. Et, pour le moment, il ne fait pas son vin.« Je n’ai pas d’outil de vinification, j’amène les blancs à la coopérative de Castelnau, les rouges à Crouseilles, en attendant d’être un jour autonome, explique le jeune vigneron. C’est frustrant de ne pas faire aboutir mes vins tout seul, mais ça me permet de mettre mon savoir, mon envie, mon émotion dans un vin. Pour moi, il faut qu’il soit identitaire, qu’il ressemble à son vigneron. Ma solitude me permet de réfléchir. Je veux mettre de l’intention dans chaque chose. On est un créateur quand on est vigneron. » Son frère, plus jeune de cinq ans, s’apprête à le rejoindre pour compléter l’activité avec un petit élevage de porcs noirs et de bœufs Angus.
Débouchés via les réseaux sociaux
La même volonté de partir d’une feuille vierge anime Morgane Jouan et Nicolas Baudet, 28 et 27 ans, tous deux œnologues. En 2019, ils ont acheté un vieux domaine dans la région de Toulouse. Et ils ont tout changé. Un nouveau nom, d’abord, Château Terre Fauve ; de nouvelles cuvées, certaines éphémères, douze en tout pour 13 hectares de vigne ; une transition en agriculture bio et une diminution drastique du rendement de production pour s’adapter aux vieilles vignes ; de la vinification parcellaire et sans intrants ; et une rénovation totale de la bâtisse. Quant à la partie commerce, le site Internet est ciselé avec un design uppercut : rien n’est laissé au hasard. Le couple produit des frontons classiques ou sans sulfite, mais s’amuse aussi, avec la négrette locale, à faire des cuvées de blanc de noirs pétillant, de vin rouge doux. « Chaque cuvée a une histoire, tout ce que l’on crée nous correspond », justifie Morgane Jouan. En un an, le couple, qui a choisi l’AOC fronton pour s’exprimer en liberté, a placé ses cuvées chez des cavistes français. Un an plus tard, les deux vignerons exportent aux Pays-Bas, en Espagne, en Corée du Sud. Et bientôt aux Etats-Unis et au Japon.« Avec Internet, les réseaux sociaux, on a accès à différents marchés, français et étrangers, reprend-elle. On montre le domaine sur Instagram, on explique notre démarche sur LinkedIn. Les étiquettes sont très atypiques. Et puis on fait du vin sans intrants avec de vieilles vignes, tout cela attire. Mais on ne propose pas les mêmes cuvées à tout le monde. Il y a des fauves sur les étiquettes et nous ciblons, par exemple, la cuvée avec des chats pour la Corée, les lions pour l’Afrique. On peut faire une segmentation commerciale. »
Régions viticoles moins onéreuses Une aventure que le couple a pu se permettre car la terre dans leur région n’y est pas chère. Y sont passés tout de même les économies, une aide familiale, un prêt bancaire, la dotation jeunes agriculteurs (DJA) de l’Etat et l’aide, pour l’acquisition du bien, de la Safer (la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural qui accompagne l’installation de 250 nouveaux vignerons chaque année).« Comme on a un très grand chai, reprend Nicolas Baudet, on peut héberger la récolte d’un jeune vigneron et en aider deux autres pour créer des cuvées à part. Si on s’y met tous ensemble, il y a moyen de pousser l’appellation fronton vers le haut. » Ce n’est pas un hasard, la grande majorité des jeunes vignerons s’installent dans des régions où la terre ne coûte pas cher. Plus facile d’investir et de faire bouger les lignes. Les vignobles en crise sont prisés aussi, avec obligation de remettre en question les règles locales et de faire preuve de dynamisme. Le Muscadet recense 120 vignerons qui ont moins de 40 ans. François Ménard, par exemple, 26 ans. Après plusieurs expériences dans des domaines bourguignons et en Afrique du Sud, ce dernier gagne en 2019 la région nantaise pour rejoindre la propriété de ses parents, bientôt à la retraite. Dans la foulée, il fonde le groupe des jeunes vignerons du Muscadet. « Il fallait retrouver une synergie de groupe. L’avenir, c’est nous. Donc c’est à nous de façonner l’appellation. Honnêtement, je pense qu’on a une bonne philosophie, on prend le bon chemin. Lors de la première réunion, 95 % des gens voulaient en apprendre plus sur la production de la vigne et surtout le travail du sol. » A son arrivée et fort de son expérience en Afrique du Sud, François Ménard a entamé la conversion de son domaine en bio et a lancé une cuvée sans soufre. « Mes parents m’ont dit que ce n’était pas possible. Alors on a essayé, c’était très bon et aujourd’hui on a tout vendu ! », s’amuse-t-il.
Alsace jeune et bio Le groupe des jeunes vignerons indépendants d’Alsace, créé en 2016, en est déjà à l’étape suivante. Avec à sa tête une jeune femme de « bientôt 29 ans » au caractère bien trempé, Hélène Huttard, cette génération compte les avancées par rapport à la précédente. Pendant trois ans, sur leur temps libre et avec leur argent, ces jeunes ont dressé une cartographie précise de la géologie du vignoble. « Ça n’avait jamais été fait, c’est aberrant, s’emporte Hélène Huttard. C’est pourtant la base pour travailler et communiquer sur ce que l’on fait. Quand on peut montrer son terroir, le découpage des grands crus, la typicité de chaque domaine, on n’a plus besoin de se tirer dans les pattes et on peut avancer ensemble. » L’Alsace est la région de France qui compte le plus de jeunes repreneurs de domaines. Et 95 % y sont en bio, en biodynamie ou en conversion. Une manière très claire de montrer la voie. Quitte à imposer quelques révolutions. « Si on revient au domaine, il faut nous laisser faire. Mes parents nous disaient non le lundi ? On revenait à la charge le mardi avec d’autres arguments, raconte Hélène Huttard, qui travaille avec son frère. C’est un défi hors normes de reprendre un domaine dans une région en crise, qui ne valorise pas ses vins. En revanche, on a l’avantage d’avoir tout à créer ! »« Notre génération a cette fibre de tout vouloir tenter : des vins nature, de macérations, en amphores, qui permettent des choix attrayants pour les consommateurs », ajoute la jeune femme. Que pense-t-elle de garder une gamme classique de bouteilles, cépage par cépage ? « Ça nous fait braire ! Si on ne s’éclate pas en se levant, ça ne sert à rien ! On nous traite de fous la première année, et puis les gens voient que ça marche et emboîtent le pas. »