En ce temps-là, nous avions la vie devant nous.
Rien ne nous faisait peur et nous étions sûrs que nous allions conquérir le monde. A peine sortis de l'adolescence, nous avions des amitiés à préserver, une vie à créer et des familles à bâtir. Qui aurait pu nous arrêter ?
La vie nous tendait les bras et notre envie de découverte, le projet de constituer nos caves, notre fol espoir de lier des amitiés, allaient mener nos pas vers André et Véronique Balliccioni.
Le jeune vigneron, après une première carrière effectuée dans la vie parisienne et la publicité acheta, à Autignac, quelques hectares de pierre sur lesquels s'efforçaient de survivre quelques ceps de vigne. Faugères et côtes de Thongues seraient ses titres de noblesse. Quant à nous, nous n'avions pour seules cartes de visite, dans nos portefeuilles, que quelques maigres billets qui nous permettraient d'acquérir bon à défaut d'acheter large.
Nous nous rencontrâmes à Rouen, un soir d'automne probablement froid et pluvieux. Je me souviens d'avoir vu un homme un peu perdu qui n'avait pas le sourire carnassier des vendeurs rompus à ce genre d'exercice. Assurément, il n'était pas familier des salons. Mais il était sûr, certain, fier, de ce qu'il versait dans nos verres...
Quelques années avant, j'avais découvert la grande classe des vins de Faugères grâce à Frédéric ALBARET. Faugères était entrée dans ma vie et n'allait plus en sortir. Si j'ai - un temps ! - voué aux gémonies les 2005 de ce fantastique vigneron, il n'en n'a jamais été de même avec ce que j'ai goûté chez André BALLICCIONI. Et ce n'est pas cette Kallisté 2011 qui ouvrira le bal des lamentations.
Je me souviens avoir été accueilli avec surprise et intérêt. André était heureux de voir arriver, sur un comptoir trop petit, une joyeuse bande de gamins tout excités. Je pense qu'il vit en nous autre chose que des curieux ou, pire, des soiffards. Peut-être imagina-t-il, l'espace d'une seconde, la relève. Soyons fous.
Nous avons beaucoup discuté. Domaine. Béziers. Vin. Rugby. Amitié. Terroir. Schistes. Vinifications. Il fallait prouver que nous n'étions pas là par hasard et que seul comptait, à nos yeux, celui qui savait faire passer le raisin de l'état solide à l'état liquide. De préférence avec une fermentation. On a discuté. On a ri. Et nous nous sommes promis de nous revoir ; ce qui fût fait pendant une petite vingtaine d'années. Avec, à chaque saison, à chaque salon, cette petite étincelle dans nos yeux qui fait que, lorsque les curieux étaient partis, nos regards se croisaient.
Le regard ne trompe jamais. C'est dans l'oeil de l'homme que l'on sonde son âme et que nous discernons, en une fraction de seconde, l'amour, la haine, le dédain ou ce sentiment incroyable qui nous assure qu'à tous les coups, une belle amitié naîtra. Et c'est ce qui est arrivé. Alors oui. Effectivement. Nous ne nous sommes pas téléphoné tous les jours. André n'a jamais essayé de vendre du vin tous les mois. Et, de mon côté, je n'ai jamais cherché à savoir si les vignes avaient bien encaissé un terrible épisode cévenol. Rien de tout cela n'est arrivé. Mais, une fois par an, nous sentions nos coeurs battre lorsque nous nous donnions une solide accolade avant de nous faire la bise. Et, surtout, de déguster les vins.
Il est des vins dont nous savons qu'ils sont à l'image de leur géniteur. Ceux-là en sont.
Déguster les vins d'André BALLICCIONI, c'était la certitude de boire, au choix : bon, très bon, encore plus bon, magnifique, génial. Et Dieu sait qu'on a bu génial.
Chaque visite sur son stand était une promesse de miracle et la certitude que, quoi qu'il arrive, nous allions nous retrouver en face de nos consciences. Et de notre compte en banque.
Car l'amateur de vin, chez un bon faiseur, doit toujours trier, classer, prioriser, hiérarchiser. A moins d'avoir le compte en banque et les propriétés de Bernard ARNAULT ou de François PINAULT - bien malin qui peut faire la différence - l'amour du vin est une perpétuelle question de choix.
Choix entre les cuvées à boire dans l'année, choix des vins à élever, sélection des bouteilles à conserver plusieurs années. Me revient alors en mémoire un professeur de finances publiques (oui ! ça existe !) qui m'avait expliqué, il y a 20 ans:
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"Est expert celui qui se trompe en permanence".
A l'époque, cela m'avait fait marrer. Vingt ou trente ans plus tard, je suis content de ne pas être devenu un expert. Puisque je ne me suis jamais trompé.
Cela vous fait rire ? Vous pensez que vous avez enfin la preuve de mon égo démesuré ? Lisez ce qui suit.
Il faut avouer qu'il est très, très facile de ne pas se tromper chez André BALLICIONI puisque tout est bon. Le triomphe est facile, finalement. Mais c'est à lui qu'il doit être imputé. Pas à celui qui sort les billet. Sortir les billets, à Nuits Saint Georges, à Pauillac, à Clisson ou ailleurs, c'est facile. Rédiger un compte-rendu, c'est facile. Juger, c'est facile. Faire le vin qui convaincra : beaucoup moins...
Finalement, le vigneron est une Rock Star. Beaucoup de monde et très peu d'élus .C'est à lui que le succès doit être imputé. Pas aux critiques du dimanche qui n'ont jamais eu à subir les affres d'une météo dantesque. Encore moins à ceux qui sortent les billets - ou un mauvais billet - même si, de temps en temps, ils ont le droit de gueuler. A juste titre.
Ceux qui aiment les vins nature - grand bien leur fasse ! - pétillants, brettés, bouseux, équidiens, bovins, ne sauront jamais ce qu'est un Faugères de noble origine. Et après tout, tant mieux pour eux. Ils ne sauront jamais ce que les progrès de l'oenologie ont fait pour rassurer et convaincre le consommateur. Les gars ! si vous voulez acheter du cidre au goût de bouse... Achetez du cidre au goût de bouse ! Vous ne serez pas déçus. Et vous pourrez parler de cidre au goût de bouse avec certitude, fiers du personnage rebelle que vous vous serez créés ! Mais ne dénigrez pas les vins vinifiés correctement, avec le respect du fruit, du terroir et du temps. Z'êtes pas d'accord ? Rien à B.
Peut-être, un jour - je vous le souhaite - aurez vous la chance de tremper vos lèvres, en toute humilité, dans cette Kallisté 2011. Vous découvrirez alors un vin d'une classe folle, aux parfums enivrants de garrigue, de griotte confite, de figues sèche, de cacao, de poivre blanc et d'épices douces. Sa bouche ronde, aux tanins polis, achèvera de vous convaincre. Et lorsque vous humerez, dans un dernier souffle, ces notes absolument géniales de griotte, de foin, de thé noir, de tabac,de cacao, de café et de pruneau... Alors...
Alors seulement...
Vous regretterez de ne pas avoir rencontré ce vigneron aussi discret que génial.
L'immense classe de la Kallisté 2011 d'André Balliccioni.
Un vin mémorable, qui laissera la joie de l'avoir bu et le regret que l'aventure s'achève.
NB : ce mauvais texte n'a été commis qu'à la suite d'un message d'amour récemment reçu d'une bouzillandaise. Aussi gentille soit-elle, qu'elle ne compte pas sur moi pour poursuivre l'aventure.