Une visite exceptionnelle en effet, d’une part en raison de sa rareté (Guillaume Sorbe nous a dit ne recevoir des particuliers que deux à trois fois par an et d’ailleurs c’est le premier CR de ce genre sur LPV) et d’autre part en raison de la qualité des échanges et des vins dégustés.
J’avais eu l’occasion d’évoquer avec Guillaume la possibilité de lui rendre visite et par ailleurs son père Jean-Michel est membre d’honneur du club Amphores de Bourges. Nous avons donc pu finaliser cette rencontre avec quelques membres du bureau d’Amphores pour ce début mars.
L’histoire du domaine
Il s’agit donc du domaine Les Poëte et, comme tout le monde, nous nous sommes posé la question de la présence du tréma et de l’absence de s sur ce nom évocateur mais étonnant… Eh bien il provient d’Esther Poëte, l’arrière-grand-mère de Guillaume, qui avait épousé Auguste Sorbe. Lorsque le domaine a été créé, à l’origine par Guillaume avec son père Jean-Michel et ses frères Ulrich et Grégoire, c’est le nom qui a été choisi car ils étaient plusieurs ; il est maintenant seul aux commandes mais a conservé le nom.
Le domaine comprend aujourd’hui 7 ha, ce qui est raisonnable, mais il se compose de 28 parcelles différentes, très éloignées les unes des autres, au-delà du seul éloignement avec ses vignes de Touraine travaillées par un collègue vigneron. Le domaine est en effet réparti sur les appellations Reuilly, Quincy et Touraine.
On va le voir par la suite, à chaque fois que Guillaume a eu à faire des choix, il n’a visé qu’un seul objectif : la qualité. « Il faut faire les choses intelligemment car les conséquences durent quelques dizaines d’années ». Cela a donc commencé avec le choix des parcelles, selon le sol (argilo-calcaires très variés pour Reuilly, graves sur calcaire pour Quincy alors que l’énorme majorité de l’appellation est constituée de sables et de graves), l’exposition et la pente pour Reuilly (notamment coteau de Chéry). Or les beaux terroirs disponibles étaient rares et peu étendus, souvent difficiles à travailler. Par rapport à un collègue qui dispose lui aussi de 7 ha mais d’un seul tenant et qui met deux heures pour traiter ses vignes, Guillaume y passe deux jours … et pas sept heures par jour…
Il envisage d’ailleurs de réduire la surface d’un ou deux hectares afin de disposer de plus de temps pour s’occuper de son vignoble. Cela permettrait également de diminuer un peu les problèmes de recrutement d’ouvriers pour effectuer l’ensemble des travaux tout au long de l’année. Il a actuellement cinq ouvriers d’origine sénégalaise dans les vignes (pas mal pour un mois de mars et 7,5 ha !) car il ne trouve pas de français pour faire ce travail dans la durée ; ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé toutes les sources pouvant offrir de la main d’œuvre.
Les premières vignes ont donc commencé à être achetées et plantées en 2001 mais la véritable impulsion date de 2007, avec environ 30 à 35 ares de plus plantées chaque année. Le premier vin ne date que de 2011 et la moyenne d’âge du vignoble a maintenant douze ans. Guillaume estime que ses vignes ont atteint une certaine maturité : il juge cela d’après les pH qui sont stables d’une année sur l’autre, autour de 3,1 – 3,15, ce qui permet ensuite d’avoir des vins très équilibrés. Cela a même été le cas avec le millésime 2018 dans tous ses vins.
Une petite digression sur ce millésime loué partout car ayant donné à la fois de la quantité et de la qualité. Or cette qualité n'est jugée que trop souvent sur le seul critère de la très bonne maturité phénolique. Ainsi on trouve régulièrement, dans la plupart des vins des autres vignerons, des degrés alcooliques élevés (15 °) et des acidités basses (pH de 3,6 – 3,7), ces pH élevés les ayant d’ailleurs obligé à ajouter trois fois plus de soufre que d’habitude pour protéger ces vins hors normes. Guillaume a pu éviter les écueils de ce millésime, grâce à un vignoble très sain et ayant un rendement faible.
Le deuxième choix qu’il a eu à faire porte sur le végétal qui d’après lui a encore plus d’importance que le sol pour viser la qualité finale du vin. Il s’est donc logiquement orienté vers une sélection massale, un peu à partir de plants de son père et surtout en s’adressant à un « vrai pépiniériste », Hébinger en Alsace. Guillaume nous a parlé avec passion de tout le soin apporté par ce pépiniériste à ses vignes mères, au choix des porte-greffes adaptés à chaque type de sol, à la forme de la greffe, etc, afin de viser la qualité et de limiter les risques de maladies. Dans la continuité, il faut bien tailler la vigne pour réduire l’apparition de ces maladies et Guillaume a pu bénéficier des conseils de François Dal, le grand spécialiste français du sujet mais qui est aussi un local car il travaille à la SICAVAC (Service Interprofessionnel de Conseil Agronomique, de Vinification et d'Analyses du Centre) à Sancerre.
La viticulture
Il lui a fallu ensuite faire un choix de viticulture. « Il y a du bon partout mais je suis contre les labellisations ». Donc sans le revendiquer et sans se mettre des contraintes trop fortes (vendanges en jours fruit, …), Guillaume suit les principes de la biodynamie. Mais il pousse certains de ces principes assez loin, en s’appuyant de façon pragmatique sur son analyse de ce qui est efficace et de ce qui ne l’est pas. Il a ainsi créé un écosystème autour de ses vignes de Chéry (3 ha de vignes pour 17 ha en propriété), avec d’autres plantes, des moutons pour limiter l’enherbement, des chevaux, des ruches, … Afin de viser l’autonomie, toutes ses préparations sont préparées à partir de plantes qu’il a trouvées sur des terrains voisins qu’il a loués ; le seul achat concerne la silice.
Il n’utilise aucun produit chimique ni désherbant, ceci dans le but de préserver à la fois l’applicateur, le consommateur et les sols (« il faut penser à long terme »).
A titre d’exemple pour expliquer pourquoi ses vignes sont différentes des autres, Guillaume ne pratique pas d’écimage car cela provoquerait un épaississement de la vigne et une moindre exposition des grappes au soleil.
La vinification
« A partir d’une bonne matière de base, donc un raisin sain, tout se passe bien en cave ». J’ai souvent entendu cette assertion mais Guillaume nous l’a affirmé également. Son matériel de vinification est donc très simple, sans régulation thermique. En revanche, il dispose de cinquante cuves de vinification car, même s’il ne produit pas de cuvée parcellaire, il est très important de vinifier chaque parcelle séparément pour pouvoir réaliser les petits ajustements spécifiques.
Les blancs peuvent avoir des durées d’élevage longues selon les cuvées (complété par un élevage en bouteille avant mise en vente) et bénéficient de deux soutirages pour ne garder que les lies fines.
Le sauvignon de Touraine est élevé entièrement en cuves alors que le Quincy et le Reuilly passent pour ¾ en cuves et ¼ en fûts de 400 l et 600 l, allant de fûts neufs à des fûts de sept ans.
Le sauvignon de Touraine reçoit un léger sulfitage au moment du débourbage. Pour le Quincy et le Reuilly, il n’y a aucun sulfitage pendant la vinification ni l’élevage en cuve ou en fût. Un premier sulfitage (40 mg / l) est réalisé après assemblage en masse ; ensuite, pendant et après les préparations à la mise, entre collage et filtration, il peut y avoir ajustement si besoin. Le but visé par Guillaume est d’avoir entre 30 et 35 mg / l de SO2 libre et le minimum de SO2 total car le sauvignon réagit beaucoup au soufre ce qui homogénéise son aromatique. C’est donc d’autant plus important pour faire ressortir les typicités des sols qualitatifs, de Quincy et encore plus de Reuilly. Mais la protection est toujours assurée car Guillaume n’est pas un adepte des vins nature, en tout cas pas de ceux déviants.
Le Reuilly rouge est vinifié à 60 % en vendange entière, avec des remontages légers et une cuvaison courte de huit jours pour préserver le fruit. Puis l’élevage dure environ neuf mois, voire plus longtemps selon le millésime, pour ¾ en cuves et ¼ en fûts de 228 l (ratio surface – volume meilleur pour les rouges), 400 l et 600 l, allant de fûts neufs à des fûts de sept ans. Le sulfitage est du type de celui réalisé pour les blancs de Quincy et de Reuilly.
Enfin Guillaume n’a sacrifié qu’à un moyen « technologique » de vinification, mais toujours dans le but de viser la meilleure qualité : Deos, qui réalise une nano-oxygénation et permet un pilotage très fin de l’équilibre entre réduction et oxygénation du vin.
L’avenir
Il est malheureusement possible que le domaine soit exclu des appellations d’origine protégée, pour passer en vin de France ou en vin de table, ce que Guillaume regretterait car il a beaucoup de respect pour l’INAO. Ce sont les organismes de contrôles via les syndicats viticoles qui envisagent cette sortie : les contrôles semblent en effet beaucoup plus fréquents pour un domaine qui veut à la fois rester dans les appellations et viser la meilleure qualité possible, quitte à ce que ses vins, tout en respectant les cahiers des charges, soient gustativement très différents (dans le bon sens) de la moyenne. Cela aurait au moins l’avantage pour lui de ne plus avoir les contraintes administratives associées.
Et par ailleurs, pourquoi ne pas s’orienter vers des cuvées parcellaires ? « Il faut d’abord réaliser une bonne cuvée d’appellation puis éventuellement l’envisager. Mais cela ne se fera que si la parcelle donne quelque chose de suffisamment différent et d’identifiable. »
La commercialisation
Guillaume Sorbe n’a pas le temps de s’occuper de la partie commerciale (il préfère être dans ses vignes) et il a donc choisi de s’appuyer sur des agents distributeurs qui vendent ensuite à des cavistes et des restaurants. Quand il s’est lancé, ce sont les distributeurs tournés vers l’export qui lui ont principalement fait confiance et en 2015 il avait ainsi 92 % de sa production qui partait à l’export. Cette proportion est actuellement à la baisse car le marché français a maintenant compris la qualité de ses vins mais il ne souhaite pas abandonner ceux qui ont cru en lui très tôt : l’évolution sera donc lente. Il ne vend pas aux particuliers (même pas à nous !) car cela lui prendrait trop de temps et le marché local ne comprendrait pas les prix affichés.
Mais on trouve ses vins chez des cavistes, notamment sur Internet ; la dégustation qui suit montre que le rapport qualité / prix est très favorable !
La dégustation
Nous passons donc à la dégustation qui portera sur les vins encore présents dans la cave et déjà en bouteilles (avec bouchons en cire pour l’esthétique), prêts à être expédiés. Il ne manque que le pinot gris produit sur Reuilly car les vins rouges de Touraine, à base de gamay, côt et cabernet franc ont été abandonnés il y a quelque temps.
Le S des Poëte – Touraine – 2018
Mis en bouteille en mars 2019.
Dès qu’on approche le nez du verre des senteurs éclatantes et gourmandes s’en échappent. Ce sont d’abord des notes très fines miellées et pâtissières qui se font jour puis des arômes plus classiques de fleurs blanches, de groseille à maquereau et d’agrumes prennent le dessus, teintés d’une touche de graphite.
La bouche joue sur le même registre, alliant une rondeur étonnante, sans doute aidée par le millésime, à une finesse et une sapidité remarquables. La longue finale est marquée par une empreinte minérale aux accents salins salivants.
Un vin qui peut se servir à l’apéritif mais pour un apéritif luxueux.
Très Bien
Argos – Quincy – 2016
Le vin, mis en bouteilles en 2019, a été carafé juste avant service.
Il s’agit d’une année fortement marquée par le gel, ce qui a conduit à des rendements allant de 4 à 30 hl/ha selon les secteurs de Quincy, avec une moyenne de 20 hl/ha pour cette cuvée.
Le nez est très intense, ce qui est courant pour un sauvignon, et très complexe, ce qui l’est beaucoup moins. Il évoque le printemps avec son bouquet de fleurs blanches et de fruits blancs, révèle l’élevage tout en finesse par ses arômes d’anis et de vanille, et se montre très changeant en dévoilant ici une touche miellée, là une autre mentholée. Très beau !
Il faut bien passer le vin en bouche et là on prend une deuxième claque avec un volume et une concentration étonnants pour un Quincy. L’élevage n’est pas du tout perceptible, et la matière riche est traversée par une belle énergie jusqu’à une finale persistante et très salivante rehaussée par de fins amers.
Un vin de gastronomie, sans aucun doute !
Très Bien +
Orphée – Reuilly blanc – 2016
Le vin a également été carafé juste avant service.
Le nez exhale des arômes puissants et étincelants dans la gamme florale, puis, à l’aération dans le verre, des senteurs de fruits blancs délicatement exotiques viennent compléter la palette, rafraichies par une touche mentholée. Remarquable !
C’est la grande élégance et la superbe précision qui ravissent le palais et pourtant la matière et le volume ne sont pas en reste, donnant à la bouche un profil rond voire sphérique. La superbe persistance a pour point d’orgue une finale vibrante.
Un grand vin qui n’en est qu’au début de sa belle vie !
Très Bien ++
Odyssée – Reuilly rouge – 2017
Le nez intense et très profond offre d’abord des arômes fumés puis évolue avec charme vers des petits fruits rouges teintés de notes florales.
La bouche se montre droite et incroyablement digeste et fraîche, croquante et juteuse, bâtie sur un fruité charnu et légèrement acidulé. Des tanins très fins sont là pour structurer l’ensemble sans nuire à son caractère gouleyant, cet adjectif devant être pris dans un sens très positif car il y a de la matière dans ce vin ! L’allonge est très belle et d’une grande pureté.
Un vin à boire pour lui-même tellement il est captivant.
Très Bien +
Au final, des constantes pour ces différentes cuvées : franchise, éclat et caractère. On dit souvent que les vins ressemblent à leur géniteur…
Nous nous quittons après 2h30 de discussion et de dégustation, non sans avoir retenu le principe d’une présentation des vins du domaine au club Amphores… Ce sera pour l’hiver prochain. Nous connaissions Jean-Michel, le père, un vrai personnage : infatigable pédagogue et fervent défenseur de l’importance des cinq sens ; Guillaume, le fils, est tout aussi attachant, intarissable et volontaire.
Un immense merci à Guillaume pour son accueil, son langage franc et clair et encore plus pour l’idéal qu’il vise avec ténacité : il est, d’après nous mais pas d’après lui, tout près de le toucher.
Jean-Loup