Cela faisait six mois que ce repas à l'Astrance était programmé. Peu de dire que j'étais curieux de découvrir la cuisine de ce restaurant quasi légendaire. Sur les cinq personnes que nous sommes, trois connaissent bien la maison, dont un, Stéphane qui y est allé déjà sept fois ! L'Astrance, c'est donc un peu un deuxième "chez lui". Cela explique en partie l'exceptionnel moment que nous avons vécu, même si je ne doute pas que l'un des (nombreux) talents de cette équipe est de donner le sentiment à chaque client qu'il est un hôte privilégié.
Au cours du repas, pressentant déjà que nous vivions un moment rare, j'ai lancé l'idée de faire un article auquel chacun d'entre nous collaborerait : une vision kaleidospique refléterait probablement mieux la richesse et la complexité de l'évènement qu'un simple récit de votre serviteur.
Deux jours avant notre venue, le sommelier historique de la maison,
Alexandre Jean, a quitté l'Astrance pour partir travailler au Japon. Il a été remplacé par
Alejando Chavarro
, qui a travaillé auparavant à la Réserve et chez
David Toutain. Ceci explique l'impression de déjà vu que nous avons ressenti lorsqu'il s'est présenté à nous. Il nous avait (bien) conseillé en juillet 2014 !
Avant d'attaquer le repas, Alejandro nous sert la
Cuvée 1522 de Philipponat millésimée 2006. Composée à 70 % Pinot noir issu de Grand Cru, faiblement dosée, elle donne un vin vineux, complexe, avec beaucoup de fraîcheur. C'est diablement bon !
Deux mises en bouches nous sont proposées : l'une est un hymne à la pomme verte; l'autre à la truffe blanche. Si les feuilles "façon hostie" de la première sont d'une légèreté irréelle, son coeur est d'une densité impressionnante. A croire que la chair de la pomme est restée plusieurs heures dans un déshydrateur sans perdre de son fruit et de sa fraîcheur. La seconde mêle en une bouchée le croustillant de la fine pâte au crémeux du parmesan et à l'intensité décoiffante de la truffe blanche. Un cadeau-bonus est cachée dans la crème : une noisette qui croque et délivre ses saveurs grillées, très complémentaires.210
Et voici des pétoncles au beurre de cerfeuil passées sous la salamandre, avec de la poudre d'amande en guise de chapelure. Pascal Barbot annoblit ce coquillage, trop souvent succédané du pauvre à la noix de Saint-Jacques. Il doit falloir au moins trois pétoncles pour garnir chaque coquille tant elles sont bien garnies. La cuisson est uniquement assurée par la chaleur du grill, ce qui fait qu'elles sont restées bien tendres tout en en étant chaudes. Le seul reproche que je puisse faire est l'ajout d'ail au beurre de cerfeuil, ce qui fait que l'on ne ressent pas assez le goût subtilement anisé de l'ombellifère. C'est néanmoins délicieux.
Il nous est servi avec ce plat un Saumur blanc 2009 du domaine du Collier. À l'aveugle, comme tous les vins qui suivront. Son côté grillé/fumé et même sa fraîcheur me font partir en Jura. Tout faux. On voit en tout cas que ce millésime ne donne par forcément des vins manquant d'acidité.
Cette petite "mise en bouche" nous est servi en même temps que le plat ci-dessous sans qu'il n'y ait de lien direct (à part une touche japonisante, peut-être). Le tube est en caramel de glucose (croustillant), et la farce est composée de feuilles de shizo, de gingembre et de pomme. C'est une véritable explosion aromatique en bouche, à la fois fraîche et chaleureuse, d'une grande complexité. Ce p'tit bidule de quelques grammes réussit à vous prouve que vous êtes dans l'un des meileurs restaurants du monde.
Sous des pâtes style Udon se cachent des coquillages presque crus. Un bouillon dashi, classique de la maison, vient réchauffer tout cela. L'ensemble est très goûtu, marqué par les saveurs iodées. Je me surprends même à apprécier les quelques bigorneaux égarés ici et là, alors que je trouve ce mollusque toujours trop caouchouteux.
La présentation du homard est d'apparence simple tout en étant classieuse, avec un très beau camaïeu de rouges. La poudre rouge qui transforme le plat en peinture pointilliste est probalement faite avec les oeufs du homard deshydratés. La texture du homard est superbe, entre la texture moelleuse de ma cuisson à 45 ° et la plus classique, ferme et craquante. Là, on est dans le "moelleux dense". Sur le moment, j'ai émis l'hypothèse d'une cuisson à 55 °C. En fait, Pascal Barbot nous dira qu'elle a été fait "simplement" au sautoir. Sacré maîtrise. Il y a un jeu de texture entre le Daïkon cru (croquant) et le daïkon cuit (fondant, mais puissant en bouche), mais il y a surtout une très belle "mayonnaise" à base de beurre noisette, de gingembre et de miso blanc, rencontre passionnante et inédite entre deux cultures.
Alejandro nous a bien mené en bâteau avec ce vin. Très marqué par la rose et les épices, les fruits, secs, nous partons tout naturellement vers un Muscat ou un Gewurz évolués, même si en bouche, il y a une fraîcheur étonnante. J'aurais dû à penser aux vins d'Alexandre Bain, bus à plusieurs reprises : j'avais été en effet marqué par ces notes de rose sur sur ses Pouilly-Fumé. Ce vin n'est pas vraiment fusionnel avec le plat, mais il se marie malgré tout très bien avec, lui, grâce à sa matière douce et fraîche à la fois, et puis peut-être aussi ses notes épicées.
Comme cela se pratique encore dans quelques grands restaurants (chez Passard, par ex, où ont travaillé les co-fondateurs de l'Astrance), la pièce qui va nous être servie à l'assiette est présentée entière par Christophe Rohat : un impressionnant rable de lièvre venu tout droit de la Beauce. Je retrouverai un petit plomb dans la chair qui prouve qu'il a bien été chassé...
Un vin nous est servi : il accompagnera les deux plats suivants. Il est grenat sombre mais bien translucide, avec un nez sur la rose, les fruits rouges bien mûrs, les épices. La texture est très fine, soyeuse, avec une belle fraîcheur lui apportant de la tension. L'équilibre est vraiment top. Et il va s'accorder magnifiquement avec le lièvre. Nous hésitons entre un Bourgogne bien et un vin du Rhône signé Reynaud...
C'est bien du Reynaud :
Côtes du Rhône 2010 du Château des Tours. Franchement, ça aurait été une cuvée plus prestigieuse du producteur que cela ne nous aurait pas choqué tellement il était délicieux.
Si Pascal Barbot nous avait servi le rable juste après qu'il l'ait cuit, il aurait été saignant. Un repos salvateur a fait disparaître le sang : la viande a une belle couleur rosée, plus totalement crue, pas vraiment cuite. Le résultat est monstrueux de tendreté tout en étant d'une rare intensité aromatique, limite violente. Un contraste absolument magique. Le coing confit joue ici un peu le juge de paix en apportant du fruit, de l'acidité et une noble amertume. L'accord avec la chair du lièvre est génial. Et puis, il y aussi la sauce, à tomber... Lorqu'on a de tels produits à disposition, pas besoin de petites fantaisies dans l'assiette. C'est presque monacal, comme présentation, mais quand vous avez Vezelay dans l'assiette...
La deuxième variation sur le lièvre a été préparée à notre intention : c'est une tourte tout ce qu'il y a d'alléchante, où l'on rejoint de la grouse et du colvert. Cela ressemble au mythique "oreiller de la belle Aurore", même si Pascal Barbot nous affirme ne pas connaître la recette.
En tout cas, c'est un délice absolu, où chaque bouchée dévoile de nouvelles saveurs/textures. À l'instar de l'œuvre musicale de Bach, cette tourte est une preuve tangible de l'existence de Dieu.
Là, c'est certain, ce lièvre n'est pas celui qui nous a été présenté tout à l'heure. Celui-ci a été cuit et recuit des journées durant avec moultes épices et condiments, jusqu'à se décomposer totalement. La chair n'existe presque plus, totalement confite/effilochée, mais l'âme de la bête n'a jamais été aussi présente, impérieuse. C'est d'une concentration de goût quasi-monstreuse, totalement décadente, dirait François Mitjavile. Chaque bouchée est une explosion jouissive dont on ne se lasse pas.
Le vin servi par Alejandro est totalement raccord : riche, séveuse, décadante, avec une acidité volatile bien présente mais en même temps, idéalement intégrée et essentielle. Sans elle, le vin s'effondrerait. Je dis au sommelier que ça me fait penser à un vin de Barral lorqu'il est au top. Touché. C'est Valinières 2010, où le Mourvèdre est ultra-majoritaire. Ca ne pouvait mieux convenir à ce plat.
Aïe, aïe, aïe, lorsqu'on en arrive là, on sent que la fin se rapproche : ce sorbet citron/citronnelle/basilic/gingembre est un grand classique de la maison. La texture est d'une grande douceur, fondante et aérienne. Par contre, en bouche, ça déménage : d'abord le citron, très rafraîchissant, puis la citronnelle et le basilic qui explosent, et enfin le gingembre, ardent, qui se prolonge longuement, vous remettant le palais en place : vous êtes prêt pour un nouveau repas :-)
On voit qu'il n'y a pas de grands chefs pâtissiers à l'Astrance. On ne fait pas dans la cusine de palace, ici. Une "simple" tartelette, donc. Mais peut-être l'une des meilleures mangées de ma vie : sous la crème "citronnée" se cachent des segments crus de pamplemousse qui apporte de la texture et de l'acidité. Je ne sais pas combien d'agrumes différents sont utilisés dans cette recette, mais ça part dans tous les sens. Un feu d'artifice, encore renforcé par le pétillant du
Moscato d'Asti de Vajra. Bel accord, même si on se dit qu'avec un Riesling Auslese allemand, c'eût été encore plus orgasmique !
Des mignardises sophistiquées auraient dénoté après le dessert que nous avons eu. Nous continuons dans la simplicité avec des fruits de saisons...
... des madeleines au miel de châtaignier (ex-tra!)
... et du lait de poule au jasmin (un autre "classique" du restaurant)
Le café, d'une concentration hallucinante, sans être trop amer.
Pascal Barbot vient nous voir à la fin du repas. Vraiment la simplicité faite homme : il a presque l'air surpris que nous ayons adoré les différents plats, et il nous parle de leur préparation sans nous la jouer "secret du chef".
Lorsque que lui parlons des petits nems au shiso, il nous emmène dans la cuisine pour nous montrer la confection des petits rouleaux de caramel (glucose). L'important, c'est qu'ils restent sur une plaque très chaude pour qu'ils ne durcissent pas avant de les rouler
Je n'ai pas beaucoup parlé de Christophe Rohat, mais il a été très présent durant tout le repas, pour échanger les impressions sur les plats, bien sûr, mais aussi pour discuter de nos parcours, autant hédonistes que professionnels.
Bref, un très très grand moment que ce repas à l'Astrance. Pour certains, le meilleur de leur vie. Pour ma part, on n'en est pas loin : pour cela, il aurait peut-être fallu que le début et la fin du repas soient un cran au-dessus, et que les vins soient des vins immenses, ce qui n'était pas le cas ici (même s'il furent très bien choisis). Mais je suis clairement marqué au fer rouge au plus profond de mon être par la "trilogie du lièvre". Comme nous l'avons promis à Pascal et Christophe ... nous reviendrons !