Bel effort de Jacky Rigaux, en particulier pour défendre la biodynamie, mais je dois dire que je ne m’y retrouve pas.
Pour commencer, l’idée qu’il y aurait un goût construit par le marketing pour vendre des produits standard et un goût inné pour « l’évidente beauté des vins de lieu », n’est pas conforme à ce qu’on sait (scientifiquement) du goût. Les goûts sont des constructions collectives. On apprend à aimer à l’intérieur d’un groupe, familial puis social. Cette construction collective concerne autant le groupe de ceux qui aiment à retrouver le goût des vins de cépage vendus 4 € en supermarché, que le groupe des amateurs ultras qui aiment à disséquer longuement les qualités des grands crus de Bourgogne. Quant au marketing, il existe de part et d’autre, et le meilleur et plus vendeur est sans doute celui de de la Romanée Conti, constitué par son histoire, la fascination qu’elle exerce sur les amateurs du monde entier, Bettane, la RVF, nous tous sur LPV etc,..
Je ne crois pas non plus, une seule seconde, que les moines aient jamais eu le projet de construire une « esthétique du goût de lieu ». Les moines faisaient du vin autour de l’abbaye en suivant les pentes, les chemins, les ruisseaux, et leur inspiration.
« L’esthétique du goût de lieu » est une invention qui me semble bien plus récente (aoc) sans doute liée à la nostalgie d’une société de plus en plus urbaine, soucieuse de retrouver un lien avec des lieux ruraux identifiés.
Ceci étant, la notion d’esthétique de lieu existe, et j’y adhère totalement en tant que vigneron, mais en en reconnaissant les limites : le lieu d’origine n’est qu’un des paramètres parmi d’autres : cépages, choix de culture et de vinification, qui influent sur le produit final.
Quant au fondement philosophique de la biodynamie, il se situe d’abord chez Steiner lui-même, bien évidemment, auquel on peut associer, si on considère que Steiner tout seul c’est un poil trop ésotérique
, les autres fondateurs du mouvement bio (Howard, Rusch, Fukuoka). J’y ajouterais Goethe, dont les recherches scientifiques sur le vivant ont profondément influencé Steiner (cf. « Goethe le Galilée de la science du vivant », ouvrage de Rudolf Steiner) et qui aujourd’hui encore est une référence pour le mouvement biod (cf. site du mabd).
Ce qui est vrai, c’est que globalement les fondateurs du mouvement agrobiologique avaient en tête à la fois le refus d’une certaine modernité destructrice en agriculture, et l’idée du modèle de la nature foncièrement bonne, reprenant en cela la tradition antique. (cf. thèse d’Yvan Besson, disponible sur internet).
En revanche, je ne suis pas sûr qu’il faille remonter aux présocratiques et à Aristote pour refonder la rationalité de nos pratiques. Laissons à la rationalité, le champ qui la concerne, qui va bien au-delà de la science certes, mais n’inclut pas ou pas encore la biodynamie. L’avenir dira, ou pas, quelque chose sur la question mais en attendant, on s’éviterait des coups et une bataille perdue d’avance.
On peut se contenter, c’est déjà beaucoup, de voir la biodynamie comme un autre langage et un autre niveau d’accès à la réalité. J’ai écrit un petit truc là-dessus dans ces colonnes. La viticulture qualitative que nous essayons de pratiquer n’est pas une science (il n’est pas sûr d’ailleurs que l’agronomie elle-même en soit une).
On peut aussi se contenter de pratiquer la biodynamie parce qu’on refuse de croire à la pure matérialité de l’agriculture.
Si l’on cherche des bases épistémologiques au mouvement bio en général et biod en particulier, je suis d’avis de regarder du côté de la modernité des débats sur l’approche des sciences du vivant. Non le vivant n’est pas la matière inanimée, oui il nécessite une autre approche scientifique. Le point de vue mécaniste (cartésien) du vivant/machine, pensé et exploité comme tel, qui est à la base de la contestation scientifique de Steiner et autres fondateurs du mouvement bio, a des échos dans des pensées comme celles de Bergson, Canguilhem, Heidegger, Michel Morange, bien d’autres..
L’agriculture bio a tiré une sonnette d’alarme, elle a commencé de mettre au point des techniques de sauvegarde de la biodiversité et de la santé, elle a ouvert une voie.
Mais sur le plan philosophique le modèle antique d’une nature foncièrement bonne, qui devrait être le modèle à imiter systématiquement par l’agriculture, est intenable. Cultiver est un acte qui n’est pas dans la nature. Planter 5.000 pieds de vigne sur un hectare n’est pas naturel, labourer est contre nature, pulvériser 120 grammes d’un humus longuement muri sous terre dans une corne est un acte au moins à demi spirituel
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Thierry