J'ai hésité avant d'écrire ce billet. Je ne suis pas certain que les lignes qui suivent aient leur place ici. Je ne suis pas certain non plus de ne pas franchir une limite: celle entre le privé et le partagé.
Ce vin, totalement inconnu, appartenant à la galaxie Magrez si j'en crois Gougueule, n'a que peu de références. Pas grave. En lui-même, il n'a pas beaucoup d'importance à mes yeux.
Il me ramène à mon père.
Il y a encore quelqu'un que j'appelle "Papa".
Je ne suis plus tout jeune et il a pris son temps avant de devenir père. Imaginez donc son âge, que je cache par coquetterie pour lui alors qu'il s'en fiche probablement.

Mon Papa, le vin et moi c'est une histoire...

A ses yeux, le vin c'est du Bordeaux. Rouge. Point final (bouche à sucre, il est toutefois plus large d'esprit pour les vins sucrés)
Je ne compte plus nos engueulades à ce sujet.
Je n'ai jamais compris qu'il refuse de prospecter la région dans laquelle il vit, riche en vins de qualité, et qu'il s' obstine à acheter au pifomètre et à me servir des Bordeaux douteux que je n' ai pas envie de boire. Ouvrir autre chose à sa table est considéré comme un affront, pire: comme une sécession. Jamais il n'accepte de sentir, encore moins de goûter une de mes "piquettes" '.
Or on mange ensemble, on boit ensemble et tant pis, va pour les Bordeaux de Papa...

Le Bordeaux, c'est peut-être pour lui un symbole. Celui d'une réussite. La réussite d'un homme né dans une maison au sol en terre battue, dans laquelle il a vécu ses jeunes années avec toute la famille: père, mère, frère, mais aussi oncles, tantes, cousin(e)s, grands-parents. Une smala qui buvait l'eau de la rivière que les enfants allaient chercher dès qu'on le leur demandait. Le jus de raisin fermenté était local et n'était bu que les jours de fête. Ce n'était pas du Bordeaux. Bordeaux, c'était pour les gens d'un autre monde.

On a beau dire, on a beau faire, il est difficile d'enlever ces idées de la tête d'un type pas plus bête qu'un autre, relativement instruit, qui a fait son petit chemin, s'extirpant de sa terre battue natale à la faveur d'une période de prospérité qui lui a donné sa chance et un confort sans aucun rapport avec ce qu'il connut naguère.

L'un des multiples défauts du bonhomme, c'est qu'à la fin de chaque séjour passé en sa compagnie il m'offre un carton. Dans ce carton, il y a systématiquement 6 Bordeaux improbables, des trucs inconnus au bataillon, des machins faits pour lui et donc pour moi, jamais bus, jamais vus par quiconque.
"Papa tu sais des bouteilles j'en ai plein, non je ne discute pas, c'est gentil, oui ça me fait plaisir, merci, allez on se claque la bise et à la prochaine. On boira un Bordeaux pour changer..."

Ces bouteilles, je ne peux pas les vider directement dans l'évier. Je ne peux pas non plus faire semblant de les oublier dans ma cave. Ce serait irrespectueux, j'aurais honte. Je les ouvre et ne les jette que si elles le méritent (le sens du sacrifice a ses limites...)
Celle ci, médaillée d'or au concours général agricole 2016 de Paris, méritait d'être bue.

Château Les Jourdis - Bordeaux - 2015

C'est un vin simple, fruité, avec un petit trait végétal qui m'inquiète un peu, mais la bouche est assez droite, également fruitée, digeste, avec des tanins relativement rêches qui lui donnent un aspect rustique que j'aime bien. L'ensemble est équilibré, on veut bien se resservir alors que personne ne nous y force.

Merci Papa. Si tu en as gardé une, je la boirai volontiers avec toi avant qu'elle ne commence à décliner.
La bise.