Conversation avec François Mitjavile et Tertre Roteboeuf 2019
Ceux qui me lisent un peu sur le forum savent que le Bordelais n'est pas ma région de prédilection. Un séjour estival organisé dans la région à défaut de contrée plus lointaine était néanmoins la bonne occasion de combler, ne serait-ce qu'un peu, ma courte connaissance de la production de ce coin de la France. Et pourquoi Tertre Roteboeuf? Parce les quelques lectures au sein notre forum bien-aimé a semé des indices qui me laissaient penser qu'une rencontre avec les vins et le propriétaire des lieux pouvaient s'aligner avec mon goût du vin.
Nous devions être reçus par Loulou. Nous aurons finalement la bonne surprise d'être accueillis par François Mitjavile lui-même. Etant en congés, j'ai hésité à prendre mon calepin et mon stylo pour apposer des notes et profiter pleinement du moment. L'enrichissant moment passé ne me fait aucunement regretté d'avoir conservé cette habitude.
Une claire idée du vin
- Alors comme ça vous êtes amateurs?
- Je passe effectivement un certain temps sur le thème du vin, mes camarades du jour sont plus néophytes.
- Je veux tout de même savoir quels amateurs ils sont
.
Notre hôte pose donc la question à chacun d'entre-nous avec diverses réponses qui n'en oublient pas moins l'essentiel.
- Le plus important est savoir si "j'aime" ou "j'aime pas". C'est d'ailleurs vrai pour l'appréciation du goût en général. A l'aveugle de préférence. On conserve ainsi la spontanéité du goût. On sait dire si c'est rustique, nature. Or le vin est le fruit de notre civilisation, ce n'est pas un produit brut. C'est ensuite le travail des professionnels de mettre des mots sur ce qu'on aime ou pas. Mon idée du vin est qu'il ne doit pas être puissant mais plutôt être émouvant, pas trapu, ni puissant, ni agressif. Avec le temps, il doit être une dégradation somptueuse de fruits, tendre vers des notes tel le sous-bois à l'automne. Il doit également être un vin de pur millésime, traduire l'étrangeté diverse de l'année.
- Vous intervenez donc au minimum?
- Je fais des choix qui relèvent du bons sens. Ce ne sont pas des choix personnels. Mon point de vue est simple, pour définir ce que je pense être l’expression d’un grand vin. Nous sommes héritiers de l'école Bordelaise et de la pensée française, selon laquelle un cru doit refléter de la manière le plus authentique -et raffinée ! - possible son terroir: fruits du cru, sans irrigation, etc.
Les progrès scientifiques et techniques au service de cette idée du vin
- Vous avez dû tout de même voir des évolutions entre vos débuts et aujourd'hui.
- Sur ma génération, il y a eu l'idée d'exprimer plus joliment encore le fruit. L'oenologie a apporté de la précision et une meilleure analyse , mais toujours avec cette même conception. Par exemple, on a pu ainsi mieux comprendre que la verdeur n'est pas fraîcheur : des vins de grande maturité tiennent mieux, et peuvent être très frais.
NDLR: cela me rappelle qu'un vigneron réputé dans le Rhône méridional pense la même chose. L'œnologie a favorisé une expression authentique, civilisée et propre. On a beaucoup appris sur les déviances.
- Les Bretts?
- Exact. A 10 nano grammes par litre, ils masquent tous les goûts. A 15, il y a des odeurs animales. support de diverses déviations, et présenter ainsi des vins plus ‘nets’. On a donc appris comment éviter ces déviances. Par ailleurs, on pensait dans ma jeunesse qu'il ne fallait pas de lies dans le vin et puis nous avons compris, par les batonnages entre autres, comment casser ces longues chaînes réductrices, et exprimer des saveurs magnifiques, à partir des levures.
- Un de vos confrères Bourguignon nous a évoqué l'apport mécanique à la viticulture.
- Bien entendu, si je prends le rognage par exemple. On rognait à 90 cm, parce que c'était fait par l'homme et à sa hauteur. Il a quand même eu mal à l'épaule. Avec les rogneuses on peut maintenant développer une plus belle surface de photosynthèse (avant que l'ombre portée d’un rang sur l’autre ne la limite). Lors des macérations, nos vins présentent alors plus de richesse, en matière de polyphénols… pourvu qu’ils soient savoureux ! La technique n'ôte rien à cette pensée poétique du vin.
- Vous avez évoqué la civilisation, en quoi est-elle importante dans le vin? Le vin se fait depuis fort longtemps.
- Un vin ne doit pas être grossier. Il doit être ample et harmonieux dans son expression. Les grands vins naissent dans de belles civilisations, avec une économie florissante. Il n'y a pas de grand vin sur une économie de misère.
Tertre Roteboeuf 2019
L'attaque est toastée et épicée. On décèle en son coeur un fruité intense sur la myrtille et le cassis. L'élevage revient rapidement. Les tanins sont plutôt doux dans le fond. De petits grains noirs sur une poudre cacaotée et de l'écorce de réglisse. Un avenir sereinement assuré.
TB+
Les vins et les terroirs Mitjavile
- Pouvez-vous nous parler de vos différents vins?
- L'Aurage a été acquis par mon fils, Loulou, en 2007. On aurait aimé un peu plus d'opulence, cette année-là. En 2017, année de gel, les vins arrivent à être élégants et tendres.
- Avez-vous gelé d'ailleurs?
- Non, pas au Tertre Roteboeuf, ni au Roc de Cambes.
- Vous possédez plusieurs vins sur Cambes.
- Oui, deux crus. Mais le Domaine des Cambes n'est pas un second vin. C'est l'expression des vignes, en pied de côte du Roc de Cambes. Nos vins sont des crus de même famille (vins rouges de macération, sur terres argilo-calcaires, avec majorité de merlots).
- Vous avez des terroirs distincts par conséquent d'un domaine à l'autre?
- Oui, car s’il s’agit d’un caractère que nous dirions ‘familial’. Les différences sont là, car ce ne sont pas les mêmes situations. La compréhension du terroir est affaire de paysan, de praticien et l’on recherche, bien sûr, la limite qui nous entraîne vers des fruits plus savoureux. Entre autres, la frontière septentrionale, où les risques de gel et de grêle restent, cependant, limités. Le terroir est productif : il faut abandonner l'idée selon laquelle la vigne doit souffrir, se sacrifier. Ici, nous pouvons faire mûrir des fruits méditerranéens, avec la fraicheur du 45ème parallèle. Par ailleurs, sur la côte Sud de Saint-Emilion les terres sont de l'argile sur la roche. Le mûrissement est plus lent, plus tardif. S'il manque de l'eau, les racines pompent ‘l’éponge calcaire’. S'il pleut, l'eau descend avec la pente. De même pour le gel, le froid descend. Un grand terroir a une alimentation faible et régulière en eau. Et il se trouve en limite Nord, où cependant l'ensoleillement est suffisant.
- Avez-vous différents terroirs sur Tertre?
- Ils sont plutôt homogènes: en coteau et sur une terre basique, par opposition à acide.
- Si le vin est le fruit de la civilisation, l'homme appartient-il au terroir?
- On y associe de plus en plus l'homme. Nous pourrions pasticher ‘Maître et esclave’, chez Hegel : le premier n'existe que par le travail du second.
- Avez-vous déjà tenter d'isoler une parcelle?
- Non, les cuves sont mélangées dès la vinification.
- Pouvez-vous nous raconter la naissance de Tertre? Vous n'étiez pas initialement dans la région il me semble.
- Je suis arrivé en 1975. J'ai travaillé à Figeac de 75 à 76. J'ai repris le domaine en 1977 et fais mon premier millésime en 78.
- Combien de temps vous a-t-il fallu pour comprendre le terroir de Tertre Roteboeuf?
- J'ai mis 7 ans à faire un vin exprimant ce cru comme il convient. A partir de 1985, donc.
- Sur quelles surfaces s'étendent vos domaines?
- Tertre Roteboeuf occupe 6 ha, à l’intérieur des terres, en côtes et hauts de côte. Roc de Cambes comprend 12 ha avec des vignes en côte, hauts de côte et plateau, cela en climat plus océanique, donnant sur la Gironde. Domaine de Cambes 6 ha et L’Aurage 16 ha, sur pieds de côte.
- Ce n'est pas si grand que cela pour la région.
- La moyenne Bordelaise tourne effectivement à 20/22 ha.
- Je suis étonné de voir que les vendanges n'ont pas commencé ici alors qu'elles sont entamées un peu partout déjà en Bourgogne, dans le Sud.
- Il faut se rappeler que les maturations sont lentes ici. Nous sommes sur un climat Atlantique, avec un fog, une humidité. Il pleut autant qu'à Brest. Les vignes sont encore vertes et il n'y a pas de signe d'approche de la maturité.
- L'année a été plutôt chaleureuse avec des alternances de pluies. Il manquait cependant peut-être un peu d'eau comme dans d'autres régions.
- Le Printemps a été humide. Et l'Eté a été une succession de chaleurs sèches et de pluies.
- Et 2019? On se rappelle à Paris avoir souffert fin Juin / début Juillet.
- Il a fait sec en été, puis des pluies en septembre, qui furent très favorables.
Aurage 2007
Un début de sous-bois aux effluves. Le bouche est plus jeune, sur un fruité franc, la groseille et son acidité associée. Les épices, le clou de girofle, confèrent du volume.
B+
Rendement et patrimoine végétatif
- A quels rendements êtes-vous?
- On peut faire un grand vin avec 50, 60 hl. Je me situe plutôt vers 35 hl, et n'en suis pas particulièrement fier. Ce vignoble est âgé, parfois attaqué par un virus inféodé aux très anciens terroirs viticoles, qui attaque les racines (nous n’avons pas la solution).
- Vous avez probablement des remplaçants.
- Chaque année, oui. Les jeunes vignes font partie de la récolte. Elles sont conduites pour faire moins de raisins, donc de haut niveau qualitatif.
- Il n'y a pas que dans votre région que les vignes sont atteintes.
- Il faut garder à l'esprit qu'entre 1945 et mi 1980 la recherche vise à faire des cépages productifs puisque nous sommes dans une période où il faut reconstruire la France. Ce n'est qu'à partir du milieu des années 80 que nous retrouvons des pieds très qualitatifs. Les ‘vieilles vignes’ proviennent donc, souvent, d’une époque productiviste, où les vignes ‘pissent’. Il est également normal qu’un pied de vigne âgé devienne usé, voire sénescent. Je ne garde d'ailleurs que les vieilles vignes en bonne santé. Plus la vigne est vieille, plus il faut la soigner. D’autre part les sélections clonales, quoique critiquées, sont un magnifique progrès, d’un point de vue qualitatif.
Et mes camarades de participer aux questions:
- Comment replantez-vous vos vignes?
- La pièce peut être poursuivie, complantée.
- Avec quelle orientation? Nous avons vu que tous les rangs n'étaient pas dans le même sens.
- Théoriquement il faudrait orienter du Nord au Sud quoique, lorsque le soleil est au plus haut, seul sommet de la canopée est bien éclairé. En fait, en terres de côte nous plantons surtout selon des considérations pratiques (limités par les talus, par exemple).
La réduction du soufre et le recours à la bio protection
- En terme de vinification, j'imagine que vous avez recours aux levures indigènes?
- Ça fait 40 ans que mes fermentations sont spontanées mais je suis en train d’évoluer et, après de longs échanges avec mon œnologue, nous allons tenter la bio protection. Il s'agit d'un apport de levures en masse pour éliminer les levures qui pourraient susciter des déviances. Cela évite ainsi de recourir au soufre pour protéger le vin. Je cherche à savoir ce que l'on peut faire pour avoir moins de SO2, en préservant la variété de nos levures fermentaires.
- Vous ne faîtes pas d'abord des tests sur une partie seulement?
- Non, le vigneron est un praticien. Il n'a pas le savoir-faire du chercheur, savoir expérimental. J'ai toujours agi selon l’évolution de la recherche appliquée, quand cela correspond à mes souhaits.
- Ce n'est pas un risque ?
- Je ne m'en soucie pas. Quand on sent bien les choses, il faut avancer.
Roc de Cambes 1999
C'est acidulé, fondu avec un bel ensemble de petites baies glycérinées. Le temps a fait son oeuvre sur des tanins désormais souples et polis. Le nez présente également des notes de sous-bois et de pleurotes. Il existe par ailleurs une belle acidité et une finesse qui en font un vin aussi délicat et aérien qu'une Syrah du Rhône Septentrional ou qu'un Pinot Bourguignon. Un délice!
TB
Un unique fournisseur de fûts
- En terme de futaille, je crois que vous n'avez recours qu'à un seul fournisseur.
- Oui, Radoux.
- Pourquoi ce choix?
- Pour mieux travailler, j'ai toujours tenté de simplifier les difficultés. Nous utilisons leurs fûts depuis 30 ans. Nous avions Seguin Moreau auparavant. Avec la maison Radoux, il ne s'agit pas de rechercher nos merrains dans telle ou telle forêt, mais plutôt de sélectionner la qualité du grain parmi les diverses forêts de France. Avec un tel travail, il n’est pas concevable que mon fournisseur trouve un concurrent dans mes chais : question de confiance, d’amitié et plaisir à travailler ensemble.
- Quelle est la rotation?
- Chaque barrique fait un millésime. Elle est ensuite revendue à un négociant. Sur la futaille, comme sur le reste, il ne faut jamais complexifier les choses. D'ailleurs c'est comme en dégustation, à une époque il était disqualifiant d'utiliser le mot complexe pour obtenir un Wine Master. Dire complexe, c'est dire que l'on ne maîtrise pas son sujet. L'idée d'harmonie, d'ampleur, est plus juste.
- C'est un peu comme en musique.
- Tout à fait.
- A quel rôle apparenteriez-vous d'ailleurs le vigneron? Compositeur?
- Nous sommes plutôt des interprètes, et devons faire avec ce que la nature nous propose. Nous avons déjà les notes, la partition, et devons l’exprimer le mieux possible.
- Un grand merci Monsieur Mitjavile pour ce long moment.
- Oh vous savez, vous me posez des questions; j'y réponds. On pourrait rester jusqu'à la nuit
. Il faut tout de même que j'aille travailler.
Une rencontre incroyable dans son caractère atypique. Je n'avais que très rarement eu un échange ainsi passionnant, encore moins dans une région qui regorge de tant de châteaux et visites standardisées. C'est malin, je vais être obligé de me pencher plus régulièrement sur les vins des domaines.