Dissertation trentine : Foradori / Pojer e Sandri
par Jérôme Pérez
Deux visites majeures de deux domaines qui ne le sont pas moins en Trentin inclinent à réfléchir sur la démarche de vigneron, la seule qui vaille la peine aujourd’hui, celle de produire des vins de qualité. Et cette démarche qui possède un but commun emprunte des chemins différents. Ces chemins sont à la fois le parcours et le for intérieur de ceux qui les suivent, parce qu’ils ne ressemblent à aucun autre, et quand bien même ils peuvent se rapprocher d’une philosophie, leur terroir, leur réalité et leur personnalité en donnent les infléchissements. Deux domaines du Trentin illustrent parfaitement cette réflexion : Pojer e Sandri d’une part ou la recherche permanente de la solution technique pour rester au plus près de la nature et Foradori ou le dépouillement maximal de l’interventionisme pour aller chercher le terroir dans le vin. Deux domaines à la pointe qualitative de leur région, mais aussi des personnalités fortes et extrêmement intéressantes qui recherchent finalement la même chose : faire le meilleur vin possible.
Anthithèse : Foradori, retour à la source du vin
Elisabeth Foradori dirige aujourd’hui ce domaine et lui a donné une direction très particulière, à la vigne comme aux chais pour faire vivre l’âme du Teroldego Rotaliano : Biodynamie et vinifications en amphores. Le terroir de prédilection de ce cépage est loin d’être visuellement impressionnant, même s’il est entouré d’un cadre splendide, celui des dolomites. Mais c’est la plaine alluvionnaire qui lui convient, terroir de sable et de graves. Ce cépage est reconnu comme étant d’une très grande qualité, il possède un potentiel énorme, mais hélas, peu de domaines en tirent la quintessence : Foradori est et reste la référence. Unique cépage du domaine en rouge, il représente 16 hectares sur 14 parcelles identifiées et vinifiées séparément. Certaines cuvées sont vinifiées de façon très classique, comme Foradori et Granato : fermentations en cuves inox puis élevage en barriques. Mais deux sélections parcellaires sont vinifiées en amphores d’argile de 400 litres et ce mode de vinification permet des macérations très longues, de l’ordre de 8 mois. Ces contenants viennent d’Espagne, recherchées pour leur grande qualité. L’élevage total de ces cuvées dure 18 mois au total. Le domaine Foradori possède également des vignes de cépage blanc, situés sur les coteaux, non loin de Mezolombardo. (Manzoni et Nosiola).
Manzoni Bianco 2010 : (vinification en cuves béton) - nez fermé qui s’ouvre que des notes florales et minérales. La bouche est grasse, très riche, mais sur un équilibre qui reste très frais. La longueur est très importante sur des saveurs minérales et de beaux amers. C’est très bon.
Nosiola 2009 : (vinification en amphores) – Le nez est immédiatement plus accessible, plus floral. C’est un vin très riche, large qui possède une finale saline évidente mais qui pêche un peu par un équilibre qui mériterait d’être plus frais.
Sgarzon 2009 : (teroldego vinifié et élevé en amphores, sol sableux) – La robe est grenat violine. Le premier nez est fermé avec un peu de réduction puis s’ouvre sur des notes fines fruitées et légèrement fumées. C’est un vin doté d’une grande élégance et d’une grande plénitude au touché : soyeux et délicat avec des tannins très suaves. Belle longueur : une belle découverte.
Foradori 2009 : La robe est très sombre, profonde et bien jeune. Le nez est axé sur les fruits noirs. Le vin est complet, large, opulent, structuré bien long. Un peu de chaleur en final pour ce beau vin droit qui mérite d’être servi un peu rafraîchi (autour de 16°). Le Teroldego dans son expression classique.
Granato 2008 : (teroldego vinifié en cuve et élevé en barriques, sol caillouteux) : le boisé est immédiatement séducteur et se marie très bien au fruit noir. C’est un vin très élégant qui est doté d’un bel équilibre, plus frais que le vin précédent. La grande longueur se conjugue à cet aspect luxueux du vin pour donner la sensation d’un vin de grande stature. Excellent et raffiné.
Thèse : Pojer e Sandri : la lutte permanente contre l’oxydation, la technique au service de la nature
A quelques kilomètres seulement de la plaine de Mezolombardo et du terroir du teroldego rotaliano, les coteaux de Faedo sont recouverts de vignes, pour la plupart de cépages blancs. Le domaine Pojer e Sandri représente à la fois une épopée et une très belle histoire. Deux amis s’installent en 1975 sur 2 hectares de vignes et une distillerie clandestine, un peu babas-cools, à l’époque, même si l’esprit cartésien de Mario Pojer ne fait aucun doute. Cet homme entier et d’une générosité sans égal reconnaît que l’explosion du domaine a fait suite à la reconnaissance des vins par Veronelli, grand dégustateur italien qui ne s’est pas trompé dès lors qu’il a goûté les vins de la cantina. Aujourd’hui, le vignoble s’étend sur 30 hectares et 6 communes. Pojer e Sandri produit du vin, de la grappa et des vinaigres, de sorte que rien ne sort du domaine pour être jeté, tout est recyclé ou transmué, jusqu’aux pépins. Les cépages rouges sont plutôt dans la vallée, cabernets, merlot, Lagrein. Les cépages blancs, sur les coteaux, jusqu’à 900 mètres d’altitude pour le Muller Thurgau. Mario Pojer est un inventeur de génie. Autrefois représentant de machines agricoles, il connaît bien la technique : il s’en inspire, modifie, crée, élabore, parfois pour des découvertes techniques qui font école, comme la mise au point d’un pressurage pneumatique qui aujourd’hui est employé dans les plus grands domaines bordelais, reconnu par des oenologues comme Dubourdieu. Une obsession habite cet homme : la lutte contre l’oxydation : c’est une manie qui ne le lâche pas. Enumérer tout ce qu’il a mis au point serait une entreprise vouée à l’inexactitude. Il vole même les couvercles de casserole de sa femme pour en faire des instruments de vinification ! Toutes les voies sont explorées et rien n’est laissé au hasard. Par exemple, les raisins sont lavés avant d’être vinifiés et cet homme d’expliquer de façon très claire que cela permet de mieux travailler avec les levures indigènes quand la plupart pense qu’un traitement peut les lessiver ! Il a approfondi la notion de préfermentation à froid, étudiant pour cela la forme des cuves expliquant de façon rationnelle et imparable la polymérisation des anthocyanes et des pépins de raisin. Impossible pour le visiteur à moins qu’il soit technicien de
tout comprendre et mémoriser, mais les explications données par Mario Pojer sont un spectacle jouissif et admirable. Toutes ces inventions ne sont mues que pour une qualité ultime du vin et pour que surtout la nature et l’environnement soit préservés de toute chimie, parce que le bonheur est là, à deux pas du chai et de sa technique de pointe, dans sa simplicité naturelle.
Nosiola 1991 : nez floral, légèrement oxydatif, léger rancio. Des notes de fumée. La bouche est belle, bien fraîche, avec des saveurs d’amande. Un vin très complexe et émouvant. (20 ans)
Sauvignon 1994 : la robe est or pâle. Les arômes sont d’une fraîcheur incroyable, comme si le vin n’avait que quelques années. Buis, agrumes, rhubarbe. C’est très frais, ce que confirme la bouche sphérique et moelleuse, mais parfaitement sèche et vive. Un très beau vin.
Pinot noir 2001 : raisins d’altitude (550 m) : la robe est évoluée, avec les ourlets typiques du Pinot noir. Plonger son nez dans ce verre est un cas d’école : un style bourguignon, sur le cuir et l’iode. Cerise en bouche pour le supplément, ce vin est exceptionnel d’équilibre et tromperait pas mal de dégustateurs chevronnés. Très beau
Rosso Faye 1990 : cabernet sauvignon, cabernet franc et merlot, lagrein. Robe sanguine, très jeune, étonnante de vitalité. Les arômes sont très purs, sur la cerise noire, le cassis et les arômes toastés de l’élevage. La bouche est immense, complète et sans faille, d’une très grande précision et d’une fraîcheur incomparable. Elle situe ce vin au niveau des meilleurs crus Bordelais et rappelle Cos d’Estournel 1982. On touche le sommet.
Merlina : lagrein de 2004 muté à la grappa de 1994 : la robe est noire violine Des saveurs de forêt noire, une véritable gourmandise, même si le bois est encore présent.
Zéro : un vin projet de vignes à 900 mètres d’altitude. 4 hectares préservés de toute chimie protégés par des bois. Effervescent de méthode ancestrale, ce vin est encore dans les limbes, non dégorgé. Des saveurs de pomme, de la minéralité et surtout une acidité incroyable qui gomme les 20 grammes de résiduels pour donner un vin qui se boit sec. Etonnant et à suivre avec attention.
Synthèse : Il n’y a que les routes qui sont belles, peu importe où elles nous mènent… pas sûr !
Deux voies radicalement différentes pour des expériences qui ne sont pas si éloignées. Elisabeth Foradori a choisi l’école de la biodynamie dans ses vignes et cherche ce qui pourra rendre son vin meilleur. Ses amphores de terre cuite, spectaculaires, magnifiques et étranges sont très intéressantes, sans doute d’ailleurs plus sur les rouges que sur les blancs. Mario Pojer, expérimente plusieurs essences de bois : chêne, acacia, cerisier, chasse l’oxygène où il peut s’en cacher alors qu’Elisabeth cherche dans l’équilibre des forces terrestres et célestes, le biotope des vignes, la vérité qui transparaîtra dans son vin et réfléchit à encore plus de naturel en vinifiant grappe entière certaines de ses cuvées. Ils ne sont pas si éloignés que cela et permettent tous les deux d’espérer que d’autres grands vins naîtront de ces terroirs de Trento. Plus au sud, près d’Avio, Carlo Guerrieri Gonzaga à San Leonardo fait le même constat et se sent bien seul encore, même si quelques frémissements se font jour autour de lui et d’ailleurs sous son impulsion. Ils vivent leur chemin, expérimentent, cherchent et trouvent d’ailleurs les solutions qui leur correspondent : Elisabeth Foradori, dans le naturel à tout prix et la simplicité retrouvée, Mario Pojer, dans ses projets, ses inventions et toujours de nouvelles idées. Mais leur but est commun et c’est bien lui l’important : la recherche du grand vin.